Ma sécurité ou la vie ?

Avons-nous pris conscience, par une incroyable conversion, qu’une vie humaine, la plus fragile qui soit, vaut infiniment plus que toute la richesse du monde ? On aimerait le croire. Mais comment expliquer alors notre relative indifférence collective aux 9 millions de personnes – dont 3 millions d’enfants – qui meurent chaque année dans le monde du fait de la malnutrition ? Ou aux 13 ans qui, en France, séparent l’espérance de vie d’un homme pauvre d’un riche ? Mais çà c’est la mort des autres, ce qui est tout de même moins grave.

Notre terreur, c’est de mourir, nous. Et pire encore : ne pas pouvoir être soignés. C’est l’objectif avoué du confinement : limiter la simultanéité des cas graves et le risque corrélatif d’une saturation de notre système de santé. Que l’on se rende à l’hôpital et qu’on nous réponde : « Monsieur, rentrez chez-vous, il n’y a plus de place ! », voilà l’insupportable. Telle est pourtant la condition commune de bien des populations de la planète.

On s’inquiète pour nos anciens. Je m’en réjouis pour mes parents, mes nombreux amis âgés et bientôt pour moi ! Mais je ne suis pas moins inquiet pour mes enfants. Le président Macron a dit : « c’est la guerre ». Ce n’est pas la guerre mais ce qu’on vit pourrait bien avoir en commun avec la guerre qu’on y sacrifie les jeunes pour sauver les vieux. Les jeunes qui ne trouveront plus de boulot et vont payer la facture pendant des années…

Notre intolérance au risque n’est pas seulement sélective. Elle prend, par les temps qui courent, une proportion effrayante. Les experts médicaux, à qui on a lâché la bride, rivalisent de préconisations draconiennes et le matraquage médiatique qui les relaie développe, dans une bonne partie de la population, une paranoïa hygiéniste. Qu’on nous enferme dès la naissance dans une bulle de latex et un bain de gel hydroalcoolique et nous goûterons enfin les délices du risque zéro !

Osera-t-on dire que vivre est risqué et qu’une vie entièrement sécurisée n’est pas une vie ? Que la vie biologique ne vaut pas grand-chose si elle se paie au prix d’une mort sociale ? Est-on bien sûr que les vieillards que l’on confine dans les EPAHD ne préféreraient pas vivre quelques mois de moins plutôt que d’être condamnés à une solitude noire et une agonie sans accompagnement ?

Mais il y a plus : l’obsession sécuritaire, en matière de santé comme en toute chose, risque de devenir le tombeau de nos libertés. La crise du COVID 19 révèle une extraordinaire docilité collective face à des restrictions de liberté sans équivalent. Nous nous interdisons de sortir et allons bientôt nous porter volontaires pour être « tracés ». On dit que c’est pour la bonne cause, on loue notre sens du civisme et de la solidarité. Certes mais que d’inquiétudes pour l’avenir ! Quand l’« architecture de l’oppression », comme dit Snowden, est en place, qui peut croire qu’on ne s’en servira pas pour des buts moins avouables ?

Je suis peut-être chanceux mais je ne connais, dans mon entourage, qu’une seule personne à avoir été touchée par la maladie. Elle est aujourd’hui guérie. Entendons-nous bien : je ne nie ni les faits ni la gravité de la situation, mais je n’en ai aucune expérience directe. Comme beaucoup, je n’en sais que ce que les médias m’en disent. Aujourd’hui c’est vrai mais demain ? Souvenons-nous des prétendues armes de destruction massive de Saddam !

Quand le contrôle des libertés obéit à une angoisse sécuritaire, il est à peine besoin de police pour le faire respecter. La pression collective y suffit presque. Car, c’est un autre enseignement du moment, nous sommes entrés dans un temps de suspicion généralisé. Quand ce n’est pas de délation. Je connais des jeunes qui ont été dénoncés à la police parce qu’ils jouaient aux boules sur une place de village déserte.

Et ces infirmières qu’on a voulu chasser de leur immeuble ? On loue à juste titre les élans réels de solidarité qui se produisent en mille lieux mais je ne suis pas moins frappé par un certain climat de froideur et de méfiance. Les rares passants se croisent dans les rues sans sympathie ni connivence. L’autre est au fond un suspect. Aujourd’hui c’est le malade ou, pire, le malade dissimulé, le « porteur asymptomatique ». Et demain ?

Didier TRAVIER
Nîmes- avril 2020