Pâques : sur le seuil

Culte de Pâques 2020 diffusé sur Radio Alliance+
Prédication : Claire des Mesnards, pasteure proposante à Nîmes

A la lecture de ce passage de l’Evangile selon Jean, chapitre 20, versets 1 à18, il est facile de se dire qu’on connaît bien cette histoire. Plusieurs d’entre nous en tout cas l’ont entendu maintes fois, ce récit de Marie-Madeleine au tombeau, et de la course de Pierre et de Jean – le disciple que Jésus aimait ; course vers ce même tombeau qui se révèle en fait bien différent de ce que tout le monde pouvait attendre, bien différent de ce que la raison comme la foi de l’époque permettaient d’espérer.
Il y avait bien alors une mouvance dans le judaïsme qui mettait son espérance en la résurrection des morts ; mais enfin, comme on l’entend souvent aujourd’hui, personne n’était encore revenu de là pour affirmer qu’indubitablement une telle espérance était fondée. Jésus, c’est une première ; le premier des ressuscités, comme le diront plus tard des témoins devenus missionnaires – ainsi l’apôtre Paul dans sa première lettre aux Corinthiens. « Christ est ressuscité des morts, prémisse de ceux qui sont morts » (1 Co 15, 20).
Mais arrêtons-nous un instant au récit qui nous est fait dans l’Evangile selon Jean. Est-ce vraiment le récit de la Résurrection de Jésus ? Il faut attendre d’arriver à près de la moitié du long texte que nous avons entendu, pour qu’il soit question de résurrection ; et encore, c’est par le biais d’une référence aux Ecritures, dont on nous dit que les disciples ne l’avaient pas encore comprise.

C’est dire la difficulté à comprendre cette histoire de tombeau vide comme l’histoire d’une résurrection ; et qui plus est, d’une résurrection qui viendrait fonder l’espérance chrétienne d’une vie après la mort. La difficulté est telle, qu’elle laisse Marie-Madeleine en pleurs auprès du tombeau ; elle qui était pourtant la première à s’y rendre tandis qu’il faisait encore nuit.
Aujourd’hui nous sommes encore au lieu du tombeau ; nous sommes sur le seuil, sur la ligne de crête. Nous pouvons soit rester au dehors comme Marie-Madeleine ; sous le choc de sa découverte, donnant l’alerte mais sans parvenir à quitter son désarroi. Ou bien nous pouvons entrer. C’est là, seulement, que nous pourrons voir et croire.
Tombeau : le terme est d‘abord répété, martelé, comme pour dire le choc du vendredi saint et le caractère inexorable, insupportable, de la mort ; celle-ci est encore présente, dans les esprits de tous, et à travers l’atmosphère ténébreuse dans laquelle commence notre histoire. Au départ, c’est la stupeur qui gagne Marie-Madeleine lorsqu’elle constate l’impensable : la pierre a été enlevée du tombeau ! Le rythme s’accélère tandis que Marie-Madeleine court sans qu’on sache bien pourquoi ; on l’imagine prendre en sens inverse le chemin qu’elle vient de parcourir, éperdue, rencontrer Pierre et le disciple aimé de Jésus – ce disciple qu’on suppose être Jean. A eux, elle annonce la nouvelle : le Seigneur a été enlevé du tombeau.

Ça alors. Ce qui me surprend en réentendant ce passage, ce n’est pas tant que le Seigneur ait été enlevé du tombeau. Mais c’est le fait que nous soyons soudain passés de la pierre roulée au Seigneur enlevé. Marie-Madeleine a-t-elle vu davantage que ce que nous raconte le texte – c’est-à-dire non pas juste la pierre enlevée du tombeau, mais aussi le tombeau vide – comme le verront Pierre et Jean un peu plus tard dans le récit ? Ou bien fait-elle une déduction hâtive : s’il n’y a plus la pierre c’est forcément qu’on l’a enlevé Lui.
Peut-être que cela vous semble évident, surtout quand on connait la suite de l’histoire ; mais personnellement je trouve ce raccourci curieux. Pourquoi passer de la pierre qui a été enlevée du tombeau, au Seigneur qui a été enlevé du tombeau ? Pourquoi faudrait-il, parce que la pierre a été enlevée, qu’on l’ait enlevé LUI, comme s’il devait être l’objet de tous les désirs et de toutes les convoitises ? Il y avait pourtant bien des raisons, religieuses, hygiénistes, pour ne pas y toucher. Bref : cet « enlèvement » n’a décidément rien d’évident, pas plus qu’il ne ressemble à une Résurrection. Remarquons au passage qu’il n’est pas question d’un corps ; mais de LUI, le Seigneur, comme s’il n’avait jamais cessé d’être vivant pour Marie-Madeleine. Cela fait tout de même trois jours qu’il a été mis au tombeau ; « séjour des morts » dans lequel toute relation à Dieu ou aux humains est radicalement coupée, d’après la tradition juive. Mais voilà : le Seigneur a été enlevé du tombeau.
Et puis avec cette prise de parole de Marie-Madeleine interviennent soudain de nombreux personnages. Les uns « ont enlevé » le Seigneur ; les autres ne « savent pas » où trouver le disparu. Une réalité commune est affirmée aux disciples : « nous ne savons pas où on l’a mis » ; pourtant cette femme était seule jusqu’ici dans le récit.
« On » apparaît ici comme ce personnage impersonnel, indéfini, qui veut s’accaparer l’extraordinaire : LUI, le Seigneur tant aimé, Lui la pierre d’angle ! Celle qui tient tous nos édifices, toute notre foi, toutes nos croyances. « On » désigne tous ceux qui enlèvent le Seigneur à notre vie, à notre foi ; ceux qui, comme pris dans une forme de voracité, d’avidité envers « LUI » le mettent dans un endroit inconnu de nous, lui collent des étiquettes, l’affublent d’horribles oripeaux comme au jour du vendredi saint, le défigurent, le rendent méconnaissable : introuvable pour nous.

Nous, les disciples. Tous ceux qui trois jours après la mort cruelle de Jésus, se trouvent dans le manque ; manque d’un savoir, où l’a-t-on mis ? Mais surtout manque d’un être-avec. Cet Emmanuel (Dieu avec nous) n’est plus là, il n’est plus ici avec nous, puisqu’ « on » nous l’a enlevé ! Quelle amertume que celle de Marie-Madeleine : même ce nom prophétique de « Dieu avec nous » n’a plus de sens ; la mort a volé jusqu’à son identité ; l’abandon sur la croix a été total ; il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer.

C’est là, pleurant au bord du tombeau qu’on retrouve Marie-Madeleine ; après le récit d’une course entre Pierre et Jean, venus prendre la mesure de l’étonnante nouvelle annoncée : le Seigneur a été enlevé ! Pierre et Jean eux, ont trouvé pour leurs yeux un autre usage : ils regardent attentivement à l’intérieur du tombeau, que le lecteur, l’auditeur, découvre alors en même temps qu’eux. Et là, déception : il n’y a rien à voir, ou presque. Pas de corps ; seules, les traces des tissus qui le recouvraient ; bien rangées et ordonnées. C’est un vivant qui a fait cela !
Le 1er à l’envisager reste au dehors, comme à distance raisonnable ; puis Pierre arrive et entre, et à travers son regard nous est décrit minutieusement l’intérieur du tombeau. La présence des linges laisse entendre que ce n’est pas le corps qui a disparu : mais bien le Seigneur ; comme Marie-Madeleine l’avait annoncé.

Alors quoi : où est la bonne nouvelle ? Rien ne nous dit la joie, l’exaltation ; rien ne nous dit ici qu’il y a résurrection. Nous ne savons même pas ce que Pierre pense de ce qu’il voit ; comme si cela ne devait appartenir qu’à lui seul ; comme si cela se décidait au for intérieur de chacun. C’est alors seulement, qu’entre le disciple que Jésus aimait ; figure des disciples que nous sommes. C’est alors seulement qu’il voit, et croit ; même sans comprendre alors. Le tombeau n’est pas plein, il n’est pas vide non plus : il est ouvert. Encore faut-il bien vouloir y regarder, prudemment d’abord ; puis franchir le seuil ; avant de faire demi-tour pour en ressortir transformés.
Marie-Madeleine à son tour, en fera l’expérience ; elle aussi finit par se pencher vers le tombeau ouvert, et à travers ses larmes, elle voit. J’aime penser qu’il y a un petit décalage narratif et que les deux messagers qu’elle voit alors ne sont autres que Pierre et Jean, juste avant qu’ils ne s’en retournent chez eux.

Toujours est-il que ces porteurs de nouvelles lui adressent la Parole, non pour lui asséner une vérité – résurrection ou enlèvement ? mais pour lui poser une question qui l’invite à se tourner vers elle-même, vers son for intérieur : « pourquoi pleures-tu ? » C’est que le seuil marqué par le tombeau ne renvoie pas seulement à une réalité matérielle : il ne s’agit pas seulement d’être dehors ou dedans. Ce qui importe, c’est l’espace au-dedans de soi. Rien que la question posée montre à cette femme un espace nouveau pour dire sa peine : et Marie-Madeleine en franchit le seuil, car cette fois, sa parole devient plus personnelle : « On a enlevé MON Seigneur, et JE ne sais où on l’a mis. » Dans le texte, cette simple prise de parole en « je » s’accompagne d’un mouvement physique : elle se retourne ; et voit. Ce Seigneur qu’elle voit alors, elle ne le reconnaît pas ; mais LUI en s’adressant à elle en personne la révèle à elle-même et lui révèle ce qui sera sa vocation.
« Ne me retiens pas » : Marie peut entendre ici à quel point elle-même était aux prises avec un désir de posséder Dieu ; un désir de mort en somme, et qui nous habite tous, celui consistant à se considérer comme détenteur et possesseur de la vérité au sujet de Jésus-Christ ; désir qui colle des étiquettes à Dieu et prive alors ses enfants, les êtres humains, de le connaître. Sortir de ce désir de mort là, c’est déjà une résurrection ; celle de Marie, de Magdala. Nommée par son nom, elle n’a plus besoin de mettre la main sur l’absolu ; il lui suffit d’être portée par lui ; dans l’espérance vivante que Jésus-Christ est celui qui résiste à toute forme d’accaparement, à toute tentative d’engloutissement, à tout enfermement- fut-ce dans un tombeau.


A chacun il propose cette porte ouverte ; la franchir, ce n’est pas forcément entrer dans une démarche de profonde conversion, de metanoia ; la franchir c’est plutôt un léger déplacement physique au départ, à petits pas ; non plus dans la course qui suit la grande nouvelle, mais chacun à notre rythme ; avec nos pesanteurs ; dans la lenteur que nécessite toute germination ; vivant de cette première résurrection et de notre vocation à aller trouver nos frères et sœurs d’adoption.
Amen