De passage

Tout juste nommée à Montpellier, Emeline Daudé a été nîmoise toute cette année. Voici sa dernière prédication :

« Je ne fais que passer », « je ne suis que de passage ». Qui n’a jamais prononcer ces mots une seule fois dans sa vie ? « Nous ne faisons que passer ». Cette expression est si souvent employée ! Alors évidemment, on pense à notre vie terrestre qui n’est qu’un passage ou encore au travail où maintenant on passe d’entreprise en entreprise. Il est possible aussi de penser au monde, aux évènements, aux engagements qui défilent et ne font que passer, bouleversement après bouleversement. Lors des migrations aussi, les personnes passent de lieu en lieu, de pays en pays, partant et bien souvent ne sachant pas exactement où le chemin les mènera.

Et puis, ici, dans nos communautés aussi, nous parlons souvent de passage, de personnes qui arrivent pour un temps et repartent. Alors on y pense lorsque l’on fait les statistiques annuelles de présence comme dimanche dernier, on y pense lorsque qu’un pasteur ou un stagiaire arrive ou repart vers d’autres lieux, on y pense lorsque les jeunes (et moins jeunes), les nôtres, ceux qu’on a vu grandir, partent, n’ayant alors fait que passer, n’étant finalement pas restés.
Et si nous retournions le sujet, si nous regardions la question sous une autre perspective ? Car, pour ne faire que passer, il faut bien que le chemin débute quelque part, il faut bien une raison, un élan à ce départ, à ce cheminement.

Abraham

Le texte que nous avons lu en Genèse 12 est ce que l’on appelle le récit de vocation d’Abraham. Il est considéré comme le point de départ du périple d’Abraham mais aussi de le point de départ de tout un peuple qui ne fera par la suite que passer : c’est le peuple d’Israël. Et il y a là déjà tout un débat : le point de départ du voyage d’Abraham qui durera toute sa vie, ce point de départ, est-ce lorsque Dieu lui dit « Va t’en » ou est-ce déjà lorsque son père Térah avait quitté Ur pour se rendre à Harân ? Je vous laisse faire votre idée sur la question.

Quoiqu’il en soit, c’est par une parole qu’Abraham prend la route à ce moment précis. Et il ne la quittera plus vraiment jusqu’à sa mort. Une parole « Va t’en de ton pays, du lieu de tes origines et de la maison de ton père, va vers le pays que je te montrerai ». Cette parole, c’est Dieu lui- même qui la lui adresse. Pourquoi à Abraham ? Nul ne le sait, le texte ne le dit pas. Mais dans cette adresse, il y a quelque chose de formidable qui se passe.

Avec Abraham, Dieu ne s’adresse plus au monde, il quitte un certain universalisme pour s’adresser à un homme dans la foule. Un étranger, un fils d’étranger, un homme qui n’a pas de descendance, bref, comme bien souvent dans la Bible : Dieu s’adresse à une personne improbable, à une personne sur laquelle probablement nous n’aurions jamais parié. En s’adressant à cette personne, Dieu est tout proche d’elle, c’est comme si cette parole était susurrée à l’oreille d’Abraham. Il n’y a pas de mise en scène, pas d’effet d’annonce: cette parole est intime, toute discrète, comme si seul Dieu et Abraham pouvait l’entendre… et que de l’extérieur il serait bien difficile de comprendre pourquoi Abraham d’un coup, d’un seul, se lève à 75 ans et part avec sa famille et ses bien !

Quand on y pense, la prise de risque est grande pour lui. Il se lève et quitte tout. Il quitte la terre où il habite, il quitte les gens qu’il connaît et côtoie depuis tout petit, il quitte son statut social bien établit, pour aller vers un pays que Dieu lui montrera. Dieu lui a laissé le choix mais le voilà déjà répondant à l’appel, poussé non pas par un but visible, avec un planning détaillé et une date de fin du périple. Abraham répond, il se lève et part, avec la seule perspective d’une promesse qui le dépasse car elle n’est pas pour lui mais pour sa descendance (hors Sarah est stérile!). Abraham répond, il se lève et part avec la seule assurance d’un Dieu qui sera à ses côtés. Abraham répond, il se lève et part animé par l’espérance en un destin qui le dépasse.

Les traditions monothéistes ont pris Abraham et sa réponse comme un modèle pour les croyants. Un modèle, une inspiration à laquelle tendre mais même les rabbins et les pères de l’Église soulignaient déjà la radicalité de la réponse d’Abraham, l’impossibilité ou la quasi- impossibilité de de faire pareil. Abraham est une inspiration pour nous, l’origine d’un mouvement et d’une espérance qui a toujours lieu.

Dieu a délaissé le plan des 12 premiers chapitres, il délaisse une solution globale, universalisante, pour se faire proche d’un homme. Un homme qui pourrait être chacun d’entre nous aujourd’hui. Par cet homme débute (ou continue) un chemin qui impacte sa vie mais aussi celle de toute l’humanité. « Un jour, tous les clans de la terre se béniront par toi ». Voilà une partie de la promesse faite à Abraham. Cette histoire continue. Comme Paul le mentionne dans ses épîtres, il est possible de se considérer nous aussi comme enfants d’Abraham, continuant le chemin qu’il a entrepris, animé de cette espérance qu’un jour, tous les peuples de la terre soient frères, en paix, se bénissant mutuellement. N’y a t il pas une résonance certaine avec la notion de Royaume ?

C’est une chaîne d’espérance qui s’est forgée ce jour-là, le jour où cette Parole est arrivée dans le cœur d’Abraham. Lui, en toute liberté, a répondu en partant physiquement de chez lui. Sa vocation, était celle-ci. Mais chose étonnante, le « va t’en » en hébreux peut aussi se traduire par « va vers toi ». Nous ne sommes pas toutes et tous appelé à la même radicalité qu’Abraham. Dieu ne nous appelle pas forcement à partir loin de chez nous, il s’agit parfois de partir loin… dans notre cœur. De vivre ce mouvement de se lever intérieurement, de vivre un temps de conversion, de retournement qui, comme la parole, peut être toute discrète, imperceptible de l’extérieur, au moins au début, pour se montrer petit à petit au monde.
Ou comme le disait mon grand-père : « les voyages forment la jeunesse, oui, mais lire les livres dans le canapé aussi ».

« Je ne fais que passer ». « Va t’en », « Va vers toi ». Il est bien difficile de partir, d’entamer un voyage, qu’il soit physique ou intellectuel, sans parler même de spirituel. La tension se fait toujours sentir entre partir et cette volonté de trouver un lieu pour se poser, se reposer, de retourner vers ce que l’on connaît déjà plutôt qu’aller vers l’inconnu. C’est comme si nous étions obligés de ne faire que passer et en même temps, nous n’aspirions qu’à rester, à trouver un chez nous.

Les deux fils

Cette tension, nous pouvons la retrouver dans la parabole des deux fils que nous avons aussi lue ce matin. Cette parabole est bien difficile à traduire du grec et chaque traduction laisse entre apercevoir le parti pris théologique. Mais j’aimerai vous proposer une autre manière de la lire.

La parabole parle donc d’un père et de ses deux fils. Le plus jeune, le cadet, demande par anticipation les biens matériels qui lui reviennent. Rien d’étonnant ou de scandaleux pour l’époque : cela était possible à la seule condition que l’héritier prenne soin de son père par la suite. Mais chose étonnante, le grec souligne que le père accepte mais lui donne « les biens qui permettent de vivre ». Est-ce des biens matériels ? Est ce des connaissances ? Un savoir-faire ? Le grec ici reste dans le vague, laissant toute la largeur au lecteur d’imaginer de quoi il retourne.

Ces biens, le cadet les change en argent et part vivre loin de la maison familiale. Et là aussi, le texte grec glisse une subtilité que nos traductions effaces. Souvent nous pouvons lire que le fils vit alors dans la débauche, qu’il mène une vie de désordre, qu’il dilapide les biens. Mais le texte grec peut se traduire aussi par « une vie sans espoir de salut », « une vie sans espérance de but ». Voilà le scandale de l’histoire. Le fils cadet part loin de la maison pour mener une vie sans espérance.

Et comme souvent, lorsque les événements du monde et de la vie viennent nous bouleverser, les questions de sens surviennent. Pour ce fils cadet, c’est la famine et le manque qui le fait « rentrer en lui-même » ou, comme pour Abraham, le fait aller vers lui, le pousse à l’introspection, à la recherche de lui-même et du sens. Il prend conscience qu’il est perdu, dans le sens sans attache d’espérance. La famine et le manque provoquent le retournement du cœur du cadet, une conversion. Et lui aussi, comme Abraham, il se lève et part… mais pas pour un pays lointain, il part pour revenir vers son père.

Le cadet a refusé l’obéissance servile, il a exprimé son désir légitime de liberté, de prendre le large pour voir le monde, pour se faire une idée, une opinion. En faisant cela, il a pris du recul sur la vie de la maison, a découvert comment les employés de son père était traité par rapport à d’autres conditions de travail. Il a expérimenté, cheminé.

Pour lui, le voyage le ramène au point de départ mais c’est un autre homme qui revient. Il a changé. Il a changé, oui. Et rien ne lui est reproché par le père. Ce père dont l’amour, la grâce est prévenante (il le voit arriver de loin), elle est concomitante (il se jette à son cou), elle est subséquente (il le couvre de baisers), elle est généreuse et inconditionnelle.

Ouverture

Quitter le statut de « fils de » pour recevoir son nom, comme Abram que Dieu rebaptise Abraham par la suite. Prendre de la distance avec ce que l’on a reçu, pour passer d’enfant à adulte, pour devenir égal à ses paires. Choisir en liberté dans quelle filiation nous voulons nous inscrire, quelle espérance nous voulons suivre, comme le fils cadet. N’est ce pas là une crise existentielle que chacun d’entre nous, un jour, avons vécu ou sommes appelés à vivre ?

Nous sommes toutes et tous appelés à cheminer dans nos vies. Condamnés à changer de perspectives, à bouger les meubles de notre maison intérieure. Et quand bien même nous ne le voudrions pas, le monde, les évènements de nos vies nous y obligent.

De même, en cheminant, nous vivons des conversions. Bien sûr, il y a celle qui nous amène à demander le baptême ou la confirmation mais il y a toutes les autres conversions de nos vies, les petites comme les grandes. Certaines sont liées à une vocation, un don, d’autres à une manière de regarder la vie et le monde. Certaines sont spectaculaires, avant un avant- après radical, d’autres sont plus discrète et pour lesquelles même les concernés auraient bien du mal à dire quand cela a commencé.
Dieu a dit à Abraham : « va t’en » et « vas vers toi ». Jésus a dit au disciple « Viens, quitte tout et suis moi ».

Alors chers amis, j’en entends déjà qui diront qu’à force de ne dire que nous ne sommes que de passage, qu’à force de voyager, les maisons restent vides. Les jeunes et moins jeunes finissent toujours par partir. Les temples se vident, les Églises aussi. Celles et ceux qui restent finissent par ressentir une certaine solitude, une certaine lassitude. Et pourtant, le monde n’a jamais eu aussi soif de sens et d’espérance !

Alors chers amis, pour finir cette prédication, j’aimerai vous encourager, nous encourager, à ne jamais cesser d’accueillir, de transmettre cette espérance qui nous porte, d’évangéliser. Faisons la fête lorsque des nouveaux arrivent pour poser leurs bagages. N’ayons pas peur de notre départ, de leur départ. Et n’oublions pas celles et ceux qui sont là, depuis des années, ceux qui sont restés car leur voyage est intérieur et non physique.

Ne cessons jamais d’accueillir et de faire la fête, de nous réjouir. Ne tombons pas dans la colère du fils aînés, cette colère du juste qui ne comprend pas l’amour inconditionnel qui est accordé aussi à celui qui s’était éloigné. Ne faisons pas nos Jonas, nos Samuel. Faisons la fête, réjouissions nous.
Si nous sommes en effet toutes et tous appelés à aller vers nous nous- même, vers de nouvelles contrées intérieures ; nous sommes aussi appelés à accueillir ceux dont le chemin les a mené dans nos maisons, dans nos lieux. Nous parlons souvent des communautés d’accueil, des générations appelées à prendre soin des autres. Oui, chacun d’entre nous sommes un maillon d’une chaîne d’espérance, d’une chaîne d’amour, un maillon qui donne mais aussi un maillon qui reçoit. Un maillon qui reçoit mais aussi un maillon qui donne.
Sans aucune condition, acceptons de recevoir et acceptons de donner. Acceptons cette espérance, assurée de la présence d’un Dieu qui est toujours présent, toujours auprès de nous, qui susurre à notre cœur.

Chers amis, continuez de transmettre cette espérance pour qu’à leur tour d’autres la portent et la transmette. Que cela soit au KT, dans les groupes d’études et de partages, dans les marchés de Noêl, dans les fêtes de paroisse, lors des visites ou des cafés, des randonnées. Continuez à vivre, à sourire, à faire la fête comme vous le faites si bien. Cette fête si prend toujours de nouvelles formes, de nouveaux visages.

Continuez à cheminer comme Abraham, avec cette confiance et cet aplomb dans la foi. Continuez à témoigner de ce relai qui va au-delà des murs pour que, qui sait, un jour, un cadet ou une cadette qui avait oublié cet espérance, sans sens pour sa vie, la reçoive et vive ce temps de retournement… Et qui sait, ce cadet ou cette cadette reviendra peut être à la maison ou sera appelé à aller dans un nouveau pays mais au final, le résultat ne sera-t-il pas le même ? La chaîne d’une espérance qui nous dépasse continuera. Alors, continuez.

Amen.

 

Emeline Daudé, prédication donnée lors du culte de la Fraternité, à l’occasion de son départ, le 21/06/2020

 

Textes bibliquesGenèse 12, 1-5 (appel d’Abram) et  Luc 15, 11-32 (parabole du fils prodigue)

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