PAROLE DU JOUR-42

Quel geste pour après ?

Saviez-vous que la toute première poignée de main attestée date du 9ème siècle avant notre ère ? Il s’agissait de Salmanazar III, roi d’Assyrie, habituellement toujours en guerre, serrant là la main d’un roi babylonien en signe de paix.

La poignée de mains droites (main qui d’habitude tient l’arme) devient ainsi un signe de paix et de confiance. Depuis lors, les puissants, les chefs d’État, rois et reines, n’ont cessé de se serrer la main en gage de cette paix et de cette confiance… Pourtant bien souvent mise à mal, comme l’Histoire a pu nous l’enseigner.

Aujourd’hui, crise sanitaire oblige, le serrage de main et la bise sont remplacés notamment par le check, geste datant du début des années 70.

À cette époque, les États-Unis sont en pleine guerre du Vietnam où Blanc- et Noir-Américains sont sur le front ensemble alors que les lois raciales sont en vigueur dans les États. Le check est inventé comme signe de reconnaissance entre blanc et noir, s’opposant ensemble à toute discrimination envers les Afro-Américains qui sont dans les rangs. Le check est alors appelé « Dap » pour « Dignity and Pride » (« Dignité et Fierté »), signifiant « nous sommes forts, frères, et ensemble dans la résistance contre cette adversité ».

En pratiquant le dap, les deux personnes qui se rencontrent se signifient l’une à l’autre qu’elles considèrent cet autre rencontré comme son égal… et qu’elles sont prêtes à se soutenir, l’une l’autre, face à ce qui peut arriver dans un présent insupportable.

La poignée de main a été inventée par les puissants de ce monde, puis reprise comme pratique dans la diplomatie, qu’elle soit politique ou économique. Le dap fut inventé par les soldats au front et se développa par la suite dans les quartiers les plus pauvres, au sein des classes sociales les plus basses puis des populations discriminées, jusqu’à nos jours. Deux gestes venant de deux mondes, inscrits dans deux existences qui souvent s’opposent dans un rapport de force.

« Pour que l’après ne soit plus comme avant ». Cette phrase, nous l’entendons presque tous les jours depuis 2 mois. Le dé-confinement annoncé pour le 11 mai, cet après est plus que jamais proche de nous, présent dans nos pensées, dans nos projets et dans nos rêves. Nous nous projetons dans cet « après », rendant indéniablement le présent encore plus difficile.

Qu’avons-nous fait pendant cette période de confinement ? Nous nous sommes organisés, réorganisés, pour continuer à vivre. Et nous avons osé espérer que l’« après » ne serait plus comme l’« avant ».

Nous avons osé ou retrouvé l’audace d’imaginer et de nous engager pour un monde autrement. Un monde plus égalitaire, plus humain, plus dans l’attention de l’autre et du monde que dans l’attention des indices boursiers. Nous avons été présents ou soutenant celles et ceux qui sont sur le terrain, découvrant des conditions de vie parfois inimaginable. Les regards sont passés des puissants aux tout-petits de notre monde, pour prendre soin les uns des autres.

Ces dernières semaines, j’ai été frappée par le nombre de références faites aux récits de la libération des Israélites et de leur traversée du désert. Moïse et son peuple ont vécu un moment fort lors de l’entrée dans ce désert. Nul ne savait dans quoi ils s’engageaient, si ce n’est dans un « après » qui ne serait plus comme « avant ». Ils ont erré 40 années avant de sortir et découvrir la terre promise. Quarante années de remise en question et de doutes. Certains voulaient même faire demi-tour pour retrouver un « avant » qui dès lors n’existe plus. Pendant ces 40 années, ils ont reçu également la Loi, les 10 commandements. Une nouvelle alliance entre Dieu et son peuple, mais aussi un nouveau contrat social et moral entre les personnes. En sortant du désert, les Israélites accédèrent à une nouvelle terre liée aussi à une nouvelle société.

Ces récits sont centraux pour les théologies de la libération, les théologies féministes, queers et sociales. Ces théologies ont porté les cœurs des croyants engagés pour un monde qui n’est plus basé sur des inégalités sociales ou économiques, pour qu’un monde plus égalitaire, plus humain puisse exister. En se projetant dans cet « après », en osant le rêver, le « présent » était devenu insupportable pour eux et ils ne pouvaient que se lever et oser se lancer pour que cet « après » devienne un peu plus réalité. Ces hommes et ces femmes ne venaient pas des mondes aux poignées de mains, mais des mondes des dap et check en tous genres.

Serait-il possible de lire la période du confinement non pas comme l’Exode des temps postmodernes, mais comme une libération de l’Égypte et l’annonce d’un Exode à venir ? L’« après » ne sera-t-il pas marqué par l’espérance et la recherche d’une société plus humaine et non plus financière ? Et, qui sait, peut-être même nous la verrons de nos yeux cette terre promise !

Nous sommes appelés à considérer le monde autrement. Alors, inspirons-nous de ces chemins de libération pour cheminer à notre tour. Car au final, quelle espérance souhaitons-nous porter dans ce Nouveau Monde si ce n’est celle de la paix et de l’amour ? Quel engagement souhaitons-nous entamer pour ce Nouveau Monde à construire ? Quels gestes oserons-nous faire pour poser la première pierre de ce Nouveau Monde ?

Pour ma part, à chaque dap/check que je vois en ces jours, qu’il se fasse avec les mains ou les pieds, j’ose y voir une personne qui a tourné son regard vers les petits de notre monde. J’ose y voir un geste qui parle, un geste porteur de l’espérance d’un monde toujours plus marqué par l’amour : « nous sommes forts, frères et sœurs, et nous sommes ensemble dans la résistance contre cette adversité ».

Emeline Daudé, le 5 mai 2020