Prédication donnée par Michel Bertrand au culte de la cité :
Texte biblique : Evangile de Matthieu, chap 15, v. 21-28
Pour la première fois, Jésus se rend en terre étrangère, dans une région frontalière, peuplée de cultures et de croyances diverses, à l’image de nos sociétés multiculturelles… qui en inquiètent tellement certains ! C’est alors qu’une habitante du pays vient à sa rencontre. Pourtant, tout la sépare de cet homme qui est d’une autre nation et d’une autre religion. Pour lui, en effet, elle est une « étrangère », une « païenne », elle est une « femme » et il y a de surcroît, chez elle, cet « esprit impur » qui « tourmente cruellement » sa fille.
Mais qu’importe ! Bravant interdits et préjugés, elle va porter vers le Christ sa détresse et sa prière de mère, car elle voit en cet étranger une promesse de libération possible. Et ce matin, son espérance nous rejoint et nous touche, en même temps qu’elle nous déroute et nous dérange. Au moins de trois manières.
C’est d’abord par ses cris que la femme est dérangeante. Ils s’apparentent aux hurlements d’un chien, exprimant ainsi la douleur qui déchire son cœur dévasté : « Aie pitié de moi, Seigneur Fils de David ».
Alors, il est possible, chers amis, que ses cris, ce matin, nous dérangent aussi. Peut-être ravivent-ils en nous trop de choses, que l’on voudrait, un moment, oublier. Le poids de nos charges dans la Cité, la fatigue de nos engagements dans l’Église, nos soucis quotidiens, nos épreuves personnelles, nos propres fragilités, les blessures secrètes qui nous mordent le cœur.
Oui, peut-être que, dans le recueillement de ce culte, nous aurions voulu nous débrancher un moment de la litanie médiatique sur les malheurs du monde. Ne plus entendre, ne serait-ce que quelques instants, les cris de désespoirs de tant de vies abîmées, qui ressemblent étrangement à l’existence douloureuse de cette femme et à la vie tourmentée de sa fille.
Et bien, vous l’avez entendu, nous ne sommes pas les premiers à être dérangés. Voyez les disciples. Face à la souffrance de cette mère, ils disent à Jésus : « Renvoie-là, car elle nous poursuit de ses cris ». Littéralement : « détache-la », c’est le verbe employé quand on détache un animal. Si Jésus guérit sa fille, la femme sera libérée et elle les laissera enfin tranquilles.
En effet, la souffrance toujours nous bouleverse, la souffrance toujours nous fait peur. Elle nous laisse démunis et désemparés, face à l’énigme du mal. Alors, on demande, comme les disciples, qu’elle soit prise en charge par d’autres, afin qu’elle ne nous dérange plus.
Après tout l’État, ses services, et même les ONG sont là pour ça ! Il y a des professionnels qualifiés pour s’occuper des personnes âgées, des handicapés, des malades, des pauvres, des réfugiés… Il y a des lieux pour eux, souvent, c’est vrai, à l’écart d’une société, où il vaut mieux être riche, jeune, performant et en bonne santé pour avoir sa place au soleil !
Et quand ces dispositifs sont insuffisants, ou n’existent pas, on se tourne, comme les disciples, vers Jésus. C’est-à-dire, aujourd’hui, vers les Églises. N’ont-elles pas la charge de poursuivre sa mission, en faisant une place aux oubliés, aux sans-voix, aux demandeurs d’asile, aux déboutés du droit de vivre.
C’est bien ce que s’efforce de faire notre Église à Nîmes, dans ses paroisses, ses divers lieux d’accueil, sa diaconie, ses aumôneries… Par l’engagement de protestants au sein de l’Entraide, de la Cimade, du scoutisme, de Radio Alliance…, en relation avec d’autres Églises ou religions, en lien avec le tissu associatif de la ville, parfois avec les pouvoirs publics, dans le respect de la laïcité.
Cela ne veut pas dire pour autant que ce soit toujours facile. Car dans l’Église, comme dans la société, l’accueil de l’autre, surtout quand sa différence est « criante », comme c’est le cas avec cette femme, peut susciter des questions, des réticences et des craintes. Elles sont aussi les nôtres. Les Églises ont vocation à travailler sur ces peurs, à les laisser s’exprimer, à les écouter, à s’efforcer de les comprendre et de les apaiser, afin de les surmonter dans la confiance. Et ainsi résister à ceux qui, dans la société, les exploitent indignement, dans le but d’alimenter leurs projets de haine et d’exclusion. Notre Église est très claire sur ce point, ses synodes l’ont régulièrement affirmé, encore il y a une semaine à Uzès : toutes les formes de rejet de l’autre, la xénophobie, l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme, sont « incompatibles avec l’ouverture et l’accueil que prône la foi chrétienne. »
Et ce matin, c’est d’abord à cet accueil inconditionnel, dont nous-mêmes sommes les bénéficiaires de la part de Dieu, que nous appellent les cris dérangeants de cette femme. Même si la suite du texte va nous montrer qu’il n’est, décidément, jamais évident ni facile de passer de la peur de l’autre à la peur pour l’autre.
En effet, 2ème étonnement dérangeant de ce texte, c’est la réaction de Jésus lui-même.La femme crie vers lui : « Seigneur, aie pitié de moi ! » et lui, « ne répond pas un mot ». Il est difficile à comprendre ce silence de Jésus ! D’autant que lorsqu’il sort de cet étrange mutisme, c’est pour prononcer ces paroles qui nous dérangent encore plus : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ».
Du coup, on ose à peine s’interroger, Jésus serait-il communautariste, nationaliste, serait-il réservé à l’égard des étrangers ? Ou, pour parodier un slogan célèbre redevenu à la mode, serait-il partisan de l’« évangélisation choisie », comme d’autres le disent de l’immigration ?
Alors, pour éviter ces questions gênantes, voire déplacées, concernant Jésus, certains, ont considéré qu’il voulait juste tester la foi de cette femme ! En somme, il lui refuserait sa pitié, dans le seul but de vérifier au préalable sa piété ! C’est vrai qu’il est arrivé, au cours des siècles, que les Églises aient pratiqué cette curieuse méthode !
Pourtant, comment ne pas voir, ici, dans cette attitude de Jésus, tout simplement la marque de son humanité, de notre humanité, qu’il vient habiter à Noël et que le temps de l’Avent déjà nous annonce. Pour lui, l’ouverture aux autres ne va pas de soi, comme c’est le cas pour nous, on l’a dit. Quand nos sociétés ne savent pas faire place à l’autre différent. Quand, dans l’Église même, nous avons parfois du mal à accueillir celles et ceux qui vivent et expriment leur foi ou leur quête spirituelle en-dehors des chemins balisés.
La femme, elle, ne se décourage pas face aux barrières qui la tiennent à l’écart de l’espérance de Dieu. Elle crie et elle prie à nouveau : « Seigneur, viens à mon secours ». Elle en rajoute même puisque cette fois, elle « se prosterne ». Or le verbe se prosterner pourrait se traduire littéralement par « faire le chien couchant ». Décidément, on n’en sort pas ! La femme hurlait déjà comme un chien, de près elle lui ressemble encore plus !
D’ailleurs, quand Jésus consent à motiver son refus, il semble lui-même l’assimiler à un chien. « Il n’est pas bien, dit-il, de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens ». Il utilise même l’image du repas, lieu de communion par excellence, semblant signifier qu’elle n’y aurait pas sa place !
D’autres qu’elle, auraient été rebutés par ces propos. Au lieu de cela, elle s’entête dans une foi admirable. Elle insiste, elle persiste, elle résiste. Elle sait qu’elle n’est pas « brebis », même pas « brebis perdue ». Elle sait qu’elle n’est qu’une étrangère et une païenne pour Jésus, qu’elle ne fait pas partie des « enfants d’Israël », héritiers légitimes de la promesse.
Elle sait qu’elle n’a droit à rien, dans cette vie de chien ! C’est d’ailleurs ainsi qu’on traitait, à l’époque, les habitants de Canaan. Comme aujourd’hui on stigmatise, d’appellations infâmantes, celles et ceux qui sont contraints de vivre couchés, de vivre cachés.
Mais puisque la femme est assimilée à un chien, puis-je sourire malgré tout un peu, en disant qu’elle s’y entend mieux que personne, pour aller dans le sens du poil ?
Alors elle consent à tout ce que Jésus dit. « C’est vrai », dit-elle. Sauf qu’elle le fait en opérant un renversement de perspective qui va tout bouleverser. « C’est vrai, dit-elle, mais justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leur maître ». Cette fois, il ne s’agit plus de « prendre » et de « jeter », des verbes colorés d’une sorte de violence et de mépris. Mais simplement de recevoir et manger les miettes qui, de toutes façons, « tombent » de la table, par pure grâce ! Et il y en aura pour toute le monde.
Alors, désormais, il n’y a plus à avoir peur que l’autre prenne ma place. Il n’y a plus à craindre que l’on affame les uns pour nourrir les autres, comme c’est le cas sur notre terre. Il n’y a plus à redouter que les étrangers viennent manger le pain des Français ! Car la femme a renversé la table…la table de nos peurs !
Et elle appelle maintenant Jésus, et nous aussi, à regarder ce qui se passe sous la table. A regarder le monde « à partir d’en-bas », pour reprendre les mots du pasteur Bonhoeffer, résistant allemand, pendu par les nazis. Regarder le monde avec les yeux de ceux qui vivent sous la table, et qui attendent, et qui espèrent des paroles et du pain pour leur vie. Fût-ce quelques miettes.
Alors, bouleversé et convaincu par l’étrange confiance de la Cananéenne, le Christ lui dit : « Femme, ta foi est grande ! Qu’il arrive comme tu le veux ».
Ce dénouement libérateur constitue le 3ème étonnement de ce texte et il est tout aussi dérangeant que les précédents, car il bouleverse toutes nos suffisances. Il nous rappelle que nous ne pouvons vivre sans les autres et que nous mourons de nos enfermements, de nos confinements. Et nous n’avons pas attendu l’épidémie de Covid, pour vivre « confinés » de bien d’autres manières !
Ainsi il a fallu que la femme et Jésus acceptent de se laisser transformer l’un par l’autre.
La femme d’abord a compris que pour obtenir la guérison de sa fille, elle devait sortir de son propre univers. Renonçant même à ses propres dieux, elle confesse Jésus comme Seigneur, comme son Maître.
Mais ce n’est pas seulement la femme qui a été changée, c’est également Jésus. Par leur dialogue, il a été déplacé, amené, à dépasser les barrières religieuses et nationales, afin d’offrir à tous, le salut que la Cananéenne attend et qu’il peut lui donner.
Ainsi, dans cette rencontre, Dieu lui-même a changé de visage. Ce n’est plus le Dieu de quelques-uns, triés sur le volet. C’est un Dieu miséricordieux qui accueille chacune et chacun tel qu’il est, ce matin encore, avec nos craintes, nos refus de l’autre, nos culpabilités, nos étrangetés. Ce n’est plus le Dieu des méritants. C’est le Dieu des précaires, étymologiquement ceux qui prient, ceux dont la vie dépend fondamentalement de la grâce d’un Autre. Ce n’est plus un Dieu lointain. C’est un Dieu proche qui s’est fait, en Jésus-Christ, compagnon des humains, littéralement celui qui partage le pain avec tous.
Alors, chers amis, que nous soyons des enfants bien nourris, peut-être même parfois des enfants gâtés avec les coudes sur la table, ou que nous pensions être de mauvais citoyens, voire de piètres chrétiens qui feraient mieux de se cacher sous la table, toutes et tous nous avons part, désormais, grâce à la foi de cette femme, au pain de l’Évangile. Fût-ce seulement quelques miettes qui tombent de la table du Maître.
Mais me direz-vous, quelques miettes c’est peu de chose. Même si nous sommes exhortés en ce moment à la sobriété, quelques miettes, ce n’est pas grand-chose ! Et pourtant la femme a espéré, jusqu’à l’exaucement, que c’était suffisant pour guérir sa fille et transformer sa vie.
Alors, aux jours de découragement, quand rien n’avance comme on voudrait, dans nos vies personnelles, nos engagements ou nos responsabilités, quand nous nous désespérons ou nous culpabilisons de ne pouvoir partager avec autrui que quelques miettes de notre temps ou de notre argent, souvenons-nous des cris et de la prière de cette femme qui ne demandait à Jésus que quelques miettes pour que sa fille puisse vivre.
Miettes d’amour pour reconstruire une « vie en miettes ». Miettes que nous recevons ou miettes que nous laissons tomber. Il suffit parfois de peu de chose pour qu’une situation, une existence, une histoire soient transformées par Dieu. Juste un geste, un mot, un sourire, une prière peut arracher mon conjoint, mon enfant, mon prochain, mon pasteur, mon maire, mon député… au découragement ou à la solitude.
Avec cette femme, qui criait vers Dieu son désespoir confiant, nous pouvons, nous aussi, prier et demander à Dieu quelques miettes d’espérance. Juste quelques miettes d’espérance pour celles et ceux dont la vie est brisée, en Ukraine, et ailleurs, pour celles et ceux qui, jour et nuit, défient les dangers de la mer afin de fuir la misère ou la guerre, pour celles et ceux, à nos portes, chez nous, dont la vie est un naufrage, et qui n’en peuvent plus d’espérer. Juste quelques miettes d’espérance pour une société tourmentée, comme l’était la fille, et fatiguée, comme l’était sa mère. Une société qui semble parfois ne plus rien attendre.
Juste quelques miettes d’espérance pour vous qui avez la lourde charge de nous faire vivre ensemble au sein de la Cité, dans le respect de nos différences.
Juste quelques miettes d’espérance à chacune et chacun de nous, pour recevoir de Dieu, chaque matin, la force et la joie des commencements.
Amen
Michel BERTRAND
Nîmes, dimanche 27 novembre 2022
Texte biblique : Matthieu 15, 21-28
21Puis Jésus partit de là et s’en alla dans le territoire de Tyr et de Sidon .22Une femme cananéenne qui vivait dans cette région vint à lui et s’écria : « Seigneur, fils de David, prends pitié de moi ! Ma fille est cruellement possédée par un démon ! » 23Mais Jésus ne lui répondit pas un mot. Ses disciples s’approchèrent pour lui adresser cette demande : « Renvoie-la, car elle ne cesse de crier en nous suivant. » 24Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé que vers les moutons perdus du peuple d’Israël. » 25Mais la femme vint se prosterner devant lui et dit : « Seigneur, aide-moi ! » 26Jésus répondit : « Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » – 27« Seigneur, c’est vrai, dit-elle. Pourtant même les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » 28Alors Jésus lui répondit : « Oh ! que ta foi est grande ! Que tout se passe pour toi comme tu le veux. » Et sa fille fut guérie à ce moment même.
assemblée réunie au culte de la cité, temple de l’Oratoire
Allocution de Sylvie Franchet d’Espèrey, présidente du conseil presbytéral
https://nimes-eglise-protestante-unie.fr/kermesse-2022-25-26-novembre/