Emmaüs : la beauté du chemin

« Dans toutes mes  tentatives  de  peindre,  dit  le peintre Arcabas,  j’essaie  de  faire  ressortir  la  beauté. J’espère qu’il y aura des regards pour la capter, et peut-être pour être transformés. La beauté peut conduire à la foi et la beauté est un élément de la foi en Dieu.  »
Le récit biblique  du chemin d’Emmaüs (Luc 24, 13-35) n’a pas échappé au regard et au pinceau de l’artiste !

Voici que deux disciples marchent vers Emmaüs-  l’un s’appelle Cléopas et l’autre n’a pas de nom. Si Luc, l’auteur de l’évangile, ne lui a pas donné de nom, c’est qu’il nous invite à prendre sa place, sur ce chemin. Arcabas a représenté Cléopas et l’autre avec des habits contemporains, des gens d’aujourd’hui, comme vous et moi, comme pour souligner cette invitation à nous joindre à leur chemin : c’est aujourd’hui, dans la situation où nous sommes, que Jésus nous rejoint sur notre route… Il marche avec nous sur le chemin qui est le nôtre…

Les disciples en chemin

Trois personnages marchent. Ils avancent d’un bon pas. Ils avancent même d’un si bon pas, de la gauche vers la droite, qu’ils sont presque déjà en dehors du tableau. Le pied gauche de celui du centre, le pied droit et le coude gauche de celui qui est à notre droite ne sont pas visibles. Le soleil, encore haut sur l’horizon, est derrière eux. Ils tournent le dos à la lumière. Ils ont quitté Jérusalem, lieu de la catastrophe, de la crucifixion. On dirait qu’ils fuient, les mouvements le soulignent.

Jésus est au milieu, incognito : Sa tête est presque carrée, comme s’il portait un masque, il garde son mystère : les disciples ne le reconnaissent pas encore. Il marche de concert avec eux, hanche contre hanche, dans une grande proximité, appuyé sur un bâton de pèlerin, il marche à leur rythme, à leur pas. Comme il le fait pour chacun de nous…
Jésus fait parler les disciples. Ce qu’ils disent prend une grande partie du texte. Jésus leur permet de mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu, parce qu’il écoute. Chacun.e sait combien parler peut être libérateur, si on arrive à mettre des mots sur ce qui nous est arrivé. Etre écouté par quelqu’un, qui le fait avec toute sa présence, sa proximité. Comme le fait Jésus qui se fond presque avec eux. L’écoute est aussi une posture du corps : être là avec tout son être, et écouter aussi avec son corps. De même, eux aussi parlent avec tout leur corps. Regardez :  ils parlent avec leurs mains – comme des bons méditerranéens. Celui de gauche montre sa tête. Celui de droite croise ses mains au niveau du cœur. Leurs corps expriment leur bouleversement.

Que disent les disciples ? Ils livrent leur vision des événements, leur lecture de Jésus comme d’un grand prophète.  Le résumé est dans leurs mots : «nous espérions qu’il délivrerait Israël.» Ils parlent de l’espérance au passé. L’imparfait traduit bien le désespoir : « Nous espérions que c’est soit lui qui délivre Israël ».
C’est terrible quand l’espérance se conjugue au passé. J’espérais réussir mon examen, mais j’ai échoué. J’espérais que mon ami guérisse, mais il ne l’a pas été. J’espérais obtenir un titre de séjour, mais à la place j’ai reçu un ‘ordre de quitter le territoire français’. J’espérais… chacun.e pourra compléter cette phrase selon les expériences de sa vie. Une espérance à l’imparfait, une espérance imparfaite.

L’étranger leur explique les Ecritures

Des lettres gravées dans la pierre. On voit en haut à gauche comme un personnage, ça peut être Moïse. Les lettres gravées dans la roche sont le symbole des Ecritures : L’Evangile dit : Jésus leur fait l’interprétation de tout ce qui le concerne dans les Ecritures, en commençant par les livres de Moïse et en continuant par les prophètes.
J’aurai bien aimé assister à cette interprétation… le texte ne nous la livre pas. Jésus fait une relecture des écritures, de leur Bible (ils n’en avaient pas d’autre à l’époque, seulement le Premier ou ‘Ancien Testament’) et y relève ce qui le concerne.  Dans le tableau, Arcabas l’exprime, par ce trou de serrure, fait d’or, couleur divine, qui ouvre leur compréhension.

Reste avec nous

La nuit tombe. Un soleil bas rougit le ciel. On est arrivé, les deux heures de marche semblent avoir passé à toute vitesse. Les derniers rayons de soleil éclairent le tableau par la droite, sous le bras du Christ. On dirait une forme de plaie au côté, plaie bordée écarlate. Fine touche de pinceau pour exprimer, que le Christ ressuscité d’aujourd’hui est l’homme crucifié d’hier…. Même si les disciples ne l’ont pas encore reconnu.
Là aussi, l’intérieur de la maison est contemporaine: les carrelages bleu et blanc, la table en bois, une coupe de fruits appétissant sur la table. Là aussi, Arcabas dit : c’est aujourd’hui que ça se passe. Dieu suscite notre désir de le laisser entrer, mais il ne s’impose pas.

Jésus fait semblant, dit l’Evangile, de vouloir aller plus loin. Il ne s’impose pas, mais conduit les disciples à dire leur désir : « reste avec nous, car la nuit approche ». Les disciples désirent que leur compagnon reste avec eux. A l’inverse du premier tableau, leurs sont tendues vers l’autre et non pas repliées. Geste d’accueil, mais aussi geste pour recevoir.
Au-delà du devoir d’hospitalité, ils veulent encore profiter de Jésus. « le jour est déjà sur son déclin, la nuit approche’, disent-ils. La nuit qui vient est à l’image de ce que vivent les disciples, mais ils ont le pressentiment que l’homme qui les a rejoints peut apporter un peu de lumière dans la nuit.
Reste avec nous : c’est la prière de tous les humains qui s’enfoncent dans la nuit. Reste avec nous, Seigneur.

 A table

Les voici assis à table – autour d’une table qui n’a pas de pieds. L’accent est mis sur la réunion, la communion des 3 autour d’une même table..Ils mangent – l’homme à droite verse du vin, d’un geste énergique, on imagine un verre bien rempli. Du pain est posé sur la table. Du pain et du vin – on comprend bien, que dans ce repas après une longue marche transparaît ce repas, appelé sainte cène/eucharistie qui, depuis, réunit des chrétiens, autour d’une table dans un geste répétée d’innombrables fois depuis. « Jésus prit le pain, le bénit, puis il le rompit et le leur donne »… Ces mots de l’Evangile sont ceux prononcés pour la sainte cène.

Jésus au milieu a changé d’apparence, le masque du premier tableau est enlevé. On le reconnaît au premier regard, car il est baigné de lumière. Lumière qui vient d’en bas, du pain rompu. Elle éclaire l’intérieur de ses mains, la bouche et la base du nez. Ses yeux, doucement recouverts d’une ombre bleue, sont fermés : ils sont tournés vers une lumière intérieure, en prière. Le peintre, qui exprime sa foi grâce à ses pinceaux, a su traduire quelque chose de la relation de Jésus avec le Père. L’art va au-delà des mots.

Ensuite, regardez ces deux croix sur la nappe : ils signalent la présence des deux autres entités de la trinité : Dieu est l’Esprit Saint. Regardez aussi l’homme de gauche : menton dans la main, il regarde Jésus. Il semble se demander qui est ce compagnon de route. Est-ce qu’il l’a déjà reconnu ou pas encore ? Difficile à dire.
C’est comme dans notre vie : parfois la présence de Dieu se fait sentir, parfois c’est difficile de dire « l’instant T » de sa présence. Souvent, comme les disciples, nous reconnaissons la présence de Dieu dans le rétroviseur, dans la relecture de ce qui nous est arrivé.
Les disciples reconnaissent Jésus et aussitôt il disparaît.

Il disparaît à leurs yeux

Le disciple de droite se lève en renversant sa chaise. L’autre contemple. Les deux regardent dans la direction de celui qui a disparu. Nos yeux suivent leur regard vers le centre du tableau, qui est en dehors de la toile peinte. Tout un mouvement émane de ce tableau : l’impression d’un déplacement vers la droite, où le Christ à disparu. Là, où à nouveau l’artiste a peint une croix – en or et en orange. Sa lumière reste : regardez le personnage de gauche : la lumière brille dans ses yeux. Ses yeux se sont ouverts. Après coup, il comprend qui les a rejoints.

Dernier tableau : « Retour à Jérusalem »

On ne les voit pas retourner à Jérusalem. Ce que nous voyons, c’est un repas abandonné, une porte ouverte, un ciel étoilé…  Tout est mouvement : chaise renversée, serviette délaissée, nappe froissée.
« Les disciples se levèrent »… le verbe est celui qui évoque la résurrection ; ils se relèvent, pas seulement du repas, ils se relèvent du tombeau de leurs espérances mortes.
Personnellement, ce tableau me fait penser au tombeau vide du matin de Pâques. Dans le tableau on ne voit plus Jésus. Dans le récit du tombeau vide, un ange s’adresse aux femmes en disant : ‘pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? » Jésus, vivant, ressuscité a rejoint les disciples en chemin. Puis il disparaît à leurs yeux…  à eux d’annoncer ce qu’ils ont vécu aux autres.
On a l’impression qu’ils sont repartis en courant, malgré la nuit, refaire les deux heures de marche. Ce qu’ils ont vécu leur a redonné l’énergie de vivre. Energie pour se remettre en chemin, malgré la nuit, malgré la fatigue.

C’est comme si leur espérance les avait doublés : d’abord elle était derrière eux, au passé : Ils la racontent, cette espérance morte, au Christ invisible. Au cours du repas, nourri par le geste, le pain, la présence, l’espérance devient présente, elle renaît. Et là, elle les devance : leurs yeux ne sont plus fixés sur Jésus mort, ils suivent celui qui est vivant. Ils se tournent vers la vie.
Et depuis, la parole du Vivant circule encore, elle est proclamée parmi nous, ce matin de Pâques. Dieu, en Jésus Christ, fait route avec nous. Il est celui qui écoute. Il est celui qui fait ressusciter notre espérance, même quand le jour décline, même dans la nuit. Il nous entraîne à nous re-lever, à repartir, même dans le plus grand chaos de la vie…

Amen

Iris REUTER,  prédication de Pâques, La Fraternité, 4 avril 2021

 

Auteur des tableaux :

ARCABAS, pseudonyme de l’artiste Jean-Marie PIROT (1926 -2018), considéré comme l’un des grands artistes de l’art religieux contemporain.