L’Avent : Célébrer la paix ?

Ah, la paix de Noël… un concept un peu passé de mode peut-être, aujourd’hui où tout autour de nous on entend surtout parler de la « magie de Noël », de la « féérie de Noël », et puis aussi des courses de Noël, et puis de la course de Noël pour acquérir tout cela. Comme si nous pouvions par quelques achats bien pensés faire rentrer un peu de cette magie et de cette féérie dans nos foyers.
Mais c’est justement dans ce contexte que nous aimons rappeler cette dimension de Noël qui est immatérielle, celle qui ne souffre aucun marketing, qui ne s’emballe pas dans du papier cadeau ; celle qui est accessible à toutes et tous en quelque sorte puisqu’elle ne s’achète pas, mais qui en fait nous est si difficilement accessible… justement parce qu’elle n’a pas de prix, cette paix de Noël.

Sur toute la Terre ?
Elle nous est promise de manière si poétique et bucolique dans le livre d’Esaïe. « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. » A l’heure du thème que nous nous sommes donnés pour cette année, « la Terre en partage », ces mots trouvent une résonance toute particulière. Cette Terre où nous habitons, nous la partageons en effet avec quantité d’autres êtres vivants ; avec d’autres humains bien sûr, mais aussi avec des animaux. Certains, nous les connaissons bien : les agneaux par exemple. D’autres habitent dans des contrées lointaines, comme les léopards. Et encore, le texte biblique ne mentionne ici que des animaux bien visibles, mais nous savons aujourd’hui grâce au travail de scientifiques éminents qu’il existe tout un réseau de vies fragiles et aux interactions bien réglées, que nos yeux ne peuvent même pas soupçonner.
Un rapport des Nations Unies sorti il y a quelques mois mettait en évidence le danger imminent où se trouve aujourd’hui un grand nombre de ces espèces, une sur huit en réalité : un million d’espèces animales et végétales se trouvent aujourd’hui en danger d’extinction, du fait de nos modes de vies pas toujours très paisibles. (source : https://www.publicsenat.fr/article/societe/biodiversite-le-rapport-choc-de-l-onu-140868) Cette situation est due, expliquent les auteurs, aux pollutions que génèrent nos modes de vies ; à nos dogmes économiques qui ont consacré l’argent comme idole, et notre confort avec. On peut y ajouter notre surdité, individuelle et collective, aux appels nombreux et raisonnés, de Jean-Baptiste à aujourd’hui, à changer radicalement. Voilà qui semble menacer la perspective heureuse que nous dépeint le prophète Esaïe, perspective paisible qui est associée à la venue du Messie.

Changer radicalement !
Prenant le problème à bras le corps, certains chrétiens particulièrement sensibles à la survie des espèces s’engagent dans un changement radical : celui d’une alimentation plus responsable, par exemple non-carnée, c’est-à-dire végétarienne ; voire non-animale, c’est-à-dire végan. Et ils le font textes bibliques à l’appui. Notamment le premier récit de la Genèse, dans lequel Dieu affirme donner pour nourriture à l’humain et à tous les animaux « toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence » (Gn 1, 29) : c’est une parole de Dieu, adressée à l’humain homme et femme qu’il vient de créer. Et le récit de la Genèse poursuit : « il en fut ainsi. Dieu vit tout ce qu’il avait fait. Voilà, c’était très bon. » (Gn 1, 30-31). Quant au texte d’Esaïe que nous venons de lire, il promet, textuellement, que même les plus grands des carnivores comme les lions en viendront à manger du fourrage comme les bœufs.

Alors, le Royaume de paix à venir sera-t-il végan ? Sans violence envers les dindes et se contentant des marrons ? A l’approche de Noël, un tel changement radical ne sera sans doute pas du goût de tout le monde : j’entends bien les récriminations, légitimes, de plusieurs d’entre nous et peut-être aussi de nos futurs invités, s’il fallait envisager un menu de Noël garanti sans exploitation animale ! Au moins les disputes habituelles aux repas de famille trouveraient dans ce sujet un exutoire parfait aux tensions qui les animent par ailleurs. La paix de Noël telle qu’on pourrait l’entendre dans la prophétie d’Esaïe n’est pas près de s’installer dans nos foyers…et l’exhortation que nous avons entendue dans la lettre aux Romains, « d’être bien d’accords entre nous » ne sera réalisable que si nous choisissons coûte que coûte de ne jamais aborder les sujets qui fâchent ; au premier rang desquels la religion et la politique, on l’entend souvent, mais il y en a bien d’autres ; bien malin qui sera capable de les éviter tous.

Des vipères appelées à la paix
Voilà donc qu’à l’approche de Noël, ce que nous appelons « la paix de Noël » semble bien n’être qu’un vœu pieu. D’ailleurs le texte de l’Evangile abonde en ce sens : voici qu’à l’aube de la manifestation de Dieu dans le monde survient non pas la douce lueur de l’aurore, mais les invectives d’un prophète hirsute habillé en peaux de bêtes et mangeant des sauterelles – pas végan du tout, ce Jean-Baptiste. Et tout en appelant à un changement radical, il se permet d’insulter à la ronde : « Engeance de vipères ! »


Entre l’Ancien et le Nouveau Testament, on dirait que ce n’est pas la meilleure partie du bestiaire qui soit restée. D’ailleurs ce doux nom dont Jean-Baptiste affuble ses contemporains en quête de pureté ouvre la voie à une interprétation plus anthropocentrée de la prophétie d’Esaïe : les différentes espèces citées pourraient être les métaphores de personnages types, désignant en réalité des personnes aux caractères bien différents. Nous avons par exemple celui qui excelle dans la perpétuelle fuite en avant, le léopard ; et puis le lionceau, toujours entre le jeu et l’attente de sa puissance future ; l’ourse, au caractère du même nom, sauvage et farouchement protectrice de ses petits.
Ce texte d’Esaïe nous emmènerait alors moins vers la promesse, qui peut se faire impérieuse parfois, d’un royaume du tout écologique, que vers la promesse d’une cohabitation harmonieuse pour toute notre « biodiversité humaine » ; sans oublier dans quelle biodiversité plus large encore nous nous insérons.

Comment cela va-t-il se faire ?
Il nous reste au moins une question importante : celle du comment. Celle que pose Marie lorsque lui est annoncée la venue de Dieu dans son monde.
Un élément de réponse peut nous être apporté dans cette attitude de Jean-Baptiste, peu diplomate. Il est important de nommer les choses, ou plus justement de caractériser les attitudes des uns et des autres. Pas pour le plaisir de leur donner des noms d’oiseau mais pour reconnaître qui nous sommes et ce qui se joue en nous et entre nous. Poser des mots. Poser une parole, qui permette aussi à l’autre de réagir : de reprendre, de corriger, de protester si l’on m’appelle vipère ! Ou encore d’affiner : vipère certes, mais d’une sorte bien particulière, vipère d’Orsini qui ne mord qu’en cas d’extrême urgence et qui joue un rôle très important dans son écosystème !
Noël en effet, c’est aussi la Parole qui vient dans le monde. Et cette parole n’est pas toujours mielleuse et sucrée comme un « Joyeux Noël ! ». « De sa parole comme d’un bâton il frappera le pays, du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant », affirme la prophétie d’Esaïe au sujet de ce rameau qui jaillira de Jessé, et que nous croyons être Jésus-Christ. D’ailleurs Jésus l’affirmera plus tard au cours de son ministère : il n’est pas venu apporter la paix, mais l’épée. Epée figure de la parole, qui peut être tranchante parfois au point de blesser et de retrancher ; mais qui est aussi arme avec laquelle se défendre.

L’appel de la Parole
Cette Parole de Dieu qui vient à Noël est un appel à interpeller et à se laisser interpeller ; un appel au dialogue. Quitte à ce que le dialogue soit un brin conflictuel et que le bon repas de Noël s’en trouve un peu gâché. Les loups peuvent desserrer les dents de la proie qu’ils tenaient, pour apprendre à parler ; et à écouter, le corollaire de la parole. Les agneaux peuvent cesser les bêlements inarticulés, aussi attendrissants soient-ils, et oser une parole qui dira leur vérité.


Alors seulement, l’accueil mutuel auquel nous exhorte la lettre aux Romains ne sera pas un vœu pieu ni l’avènement du Royaume des bisounours. Alors seulement ce sera un accueil vrai : dans la vérité de l’autre, dans la vérité du soi ; qu’on ne connaît pas toujours si bien qu’on pense, finalement, mais qui peut se construire, se révéler et se reconnaître dans la relation à l’autre, dans la parole échangée avec l’autre. L’autre qui est assis à côté de moi ; l’autre avec un grand A, l’Autre qui m’est fondamentalement étranger ; l’autre que je découvre parfois en moi-même, comme le dit ce titre du livre de Paul Ricoeur Soi-même comme un autre.
Par cette parole libre, qui nomme, qui corrige et qui se laisse corriger, personne n’aura à se conformer à l’image que d’autres (soi-même ?) lui collent à la peau et personne ne pourra prétendre fournir à d’autres (ou à soi-même ?) le moule parfait dans lequel il n’y aurait qu’à se fondre. Le loup habitera avec l’agneau, et de ce fait se découvrira peut-être autre encore, et non plus figé dans une identité prédatrice ou grégaire ; et le jeune enfant penché de toute sa hauteur sur un trou de vipère criera « Engeance de vipères ! » et on se parlera. On se parlera et on s’accueillera, dans la vérité les uns les autres, et un petit enfant nous conduira. On apprendra à s’accueillir à force de se parler, à la force de la parole.
Et peut-être que ce ne sera pas tout à fait la paix de Noël comme nous pouvions l’espérer et l’attendre ; mais ce sera pour nous un signe du Royaume.

Amen

Pasteure Claire DES MESNARDS

Lectures bibliques : Esaïe 11, 1-10 ; Matthieu 3, 1-12 ; Romains 15, 4-9