Ce qui nous arrive

Voilà, on aurait voulu que cela arrive autrement, de manière plus délibérée, plus politique, plus pensée, mais cela arrive à l’improviste : on arrête tout. On ne peut pas faire autrement, on arrête tout et on réfléchit.
Et c’est bien triste qu’il ait fallu le coronavirus pour nous amener à réfléchir. Mais pouvons-nous encore penser ce qui nous arrive ? Il va nous être impossible d’embrasser ceux qui vont partir, impossible d’embrasser ceux qui restent, impossible d’être en présence dans l’amitié comme dans l’accompagnement anonyme et l’écoute du deuil. Comment maintenir l’humanité dans ce contexte ? On se tournera parfois vers des églises, des temples, des synagogues, des mosquées, qui seront vides et fermés, et des religieux qui seront eux-mêmes frappés. Il faudra soigner les soignants.
Les figures, les récits, les mythes, les tragédies les plus archaïques de l’épidémie nous reviennent, mais dans des métropoles surpeuplées, dans des densités démographiques que l’humanité n’avait jamais connues.Et si la mort, comme la naissance, nous arrive et nous prend un par un, sommes- nous préparés à une mort par groupes, par grappes humaines, une mort en masse où, comme le disait Ralph Waldo Emerson, « quand les hommes meurent, nous ne les mentionnons pas » ?

Sommes-nous, dans le même temps, préparés à une mort dans la solitude et une distance sanitaire telles, que nous serons comme saisis, avec ceux qui sont par hasard avec nous, dans un huis clos où l’ennemi est en quelque sorte en nous- mêmes, en nous tous ? Et tout cela sans paniquer, sans rajouter du mal au mal ? En nous souvenant que le malheur n’est la punition de rien, qu’il est juste absurde et bête à pleurer. Mais aussi combien nous sommes tout bêtes face à cela, à la fois impuissants face au mal et entièrement responsables de ce que nous en faisons. Comment allons-nous nous laisser ralentir, intriqués que nous sommes dans notre course folle à l’universelle ubiquité ? Parviendrons-nous à rester simplement chez nous ? Comment prendrons-nous le temps de recevoir vraiment les informations, mais aussi les interrogations sur nos modes de vie, les consignes publiques, mais aussi les appels de nos proches ?

Comment prendrons-nous nos responsabilités ? Au moment où nous pourrions les perdre, où nous ne pouvons plus les toucher, comment mesurerons-nous l’importance de nos liens ? Oh oui, l’étendue de nos attachements !
Et puis cette épidémie nous surprend dans une impasse. Nous sortons de décennies, sinon de siècles, d’un imaginaire de l’indépendance !
Indépendances nationales, indépendances individuelles. Notre figure mythique est celle du survivant, assez fort, assez intelligent, assez élu pour se sauver lui-même, comme Harry Potter dans Le Prisonnier d’Azkaban, attendant que son père intervienne pour le sauver jusqu’au moment où il comprend qu’il ne peut compter que sur lui-même et que son salut lui appartient. On peut, on doit, il faut se sauver tout seul ! Auto-transcendance, autonomie, auto-émancipation.

Le culte de l’émancipation

Depuis les théologies du Salut, tel est le grand récit sécularisé dont le philosophe Jean-François Lyotard disait qu’il était le mythe de la modernité occidentale. À l’ombre de notre culte de l’émancipation, de notre légitime détestation de toutes servitudes, nous avons laissé s’étendre l’épidémie de l’exclusion, la part de plus en plus grande de nos sociétés considérée comme simplement superflue, « jetable ». Notre mythe politique et éthique de l’indépendance, de l’émancipation, de la souveraineté, celle des États comme celle des individus, n’a cessé de tenir un discours de l’ouverture, de l’espace, des libertés, sans cesser d’élever de manière concomitante des murs, des frontières, des coques et des protections de plus en plus dures – et le rêve d’une sorte de transparente pureté en interne. Mais voilà : le coronavirus ne fait pas de différence entre les individus émancipés ou pas, il se moque des frontières, et notre mythe de l’indépendance s’effondre.
On redécouvre que les frontières sont des membranes poreuses, et que si elles étaient parfaitement étanches, ce serait la mort, tant pour les individus que pour les sociétés. On redécouvre dans le même temps qu’on a besoin de défenses immunitaires, de séparations protectrices des différences, d’un minimum de clôture, de lenteur dans les échanges, qui s’étaient faits, à l’échelle de la mondialisation, trop massifs et trop rapides.
Ce que montre cette épidémie, c’est que le tourisme est au cœur de notre modèle civilisationnel. C’est ce qui mène nos vies et nos sociétés, nos échanges marchands comme nos flux humains : aller voir « en personne » si ce n’est pas mieux ailleurs. On peut dire que c’est la curiosité, dans le meilleur et le pire sens du terme. Nous avons peur de tout ce qui est viral, mais le nouvel esprit du capitalisme numérique est viral, il s’agit de toucher le maximum de public le plus loin et le plus vite possible, c’est-à-dire quasi simultanément.
Cette épidémie nous rappelle à notre lente condition charnelle, nous sommes des corps, des êtres de chair, des co-habitants du monde. Et nous sommes des êtres profondément interdépendants, à la fois des hôtes (offrant l’hospitalité) et des hôtes (demandant l’hospitalité), à toutes les échelles.
Comme le disait depuis quelques temps la philosophe Mireille Delmas-Marty, il nous faut à tous les niveaux de solennelles déclarations d’interdépendance.

Et après, juste après, plus tard, que ferons-nous de ce qui est arrivé ?

Pour une fois, et c’est important, ce sont les pays du Nord, l’Europe d’aujourd’hui, qui sont les plus touchés. En tout cas, le malheur ne passe pas encore une fois à côté, comme si nous étions invulnérables et toujours les plus forts. Cela aussi donne à penser. Faudra-t-il suspendre la démocratie et entrer en état d’exception ?
Et n’y a-t-il pas là un défi chinois aux démocraties occidentales, celui de montrer que les libertés fondamentales sont compatibles avec l’observance et le civisme des populations ? De montrer que la parade sanitaire peut y être rapide, et rapide la relance d’une économie en morceaux. De montrer que l’accès aux soins reste garanti de manière égale pour tous. De montrer que les effets économiques peuvent être abrégés, les effets sociaux amortis, et que le deuil sera profondément entendu, et non trop vite balayé dans la volonté de tourner la page.

Établir des liens durables
On verra sans doute que les sociétés et entreprises qui ont pris en compte tous les coûts, et s’étaient constitué une chaîne d’approvisionnement plus régionale, avec des partenariats de confiance, capables justement de donner du temps au temps, sauront mieux résister que celles qui ne voient que les prix, et se défient de tous, sans chercher à établir des liens durables. Ceux-là vont d’ailleurs encore vouloir profiter du pétrole à bas prix, et c’est peut-être la rapidité de la relance économique qui doit nous inquiéter.

Nous n’avons pas encore vraiment chuté que l’on parle du rebond que nos banques… C’est qu’il faut vite retrouver la bonne santé, c’est-à-dire la croissance. Mais la santé n’est pas le retour illusoire à un état d’avant la maladie ou l’accident. C’est la capacité à réorganiser la vie après-coup, en réinventant une forme de vie capable d’intégrer ce qui est arrivé.

Dans ce désir de relance à tout prix, hélas, tout le reste va passer au second plan : les réorientations si urgentes de nos formes de production, d’échanges et de consommation, la décarbonation énergétique, la réallocation des ressources et des taxations mondiales pour tenir compte des fragilités.
On est d’autant plus consterné que l’on voit le gigantisme des moyens financiers soudain dégagés face à cette épidémie, et que l’urgence climatique ni l’épuisement des ressources n’avaient su mobiliser.  Comme si les dirigeants et les gouvernants ne croyaient pas ce qu’ils savent pourtant. Si cette épidémie, comme à chaque fois que l’humanité en a rencontré une, pouvait amener à une large reconversion de nos modes de vie et de penser, nous amener à redonner toute sa place à la recherche fondamentale sans la soumettre à des normes de rentabilité immédiate, à redonner toute sa place aussi, au niveau de la gouvernance mondiale, à la lutte contre l’évasion fiscale et le réchauffement climatique, au redéploiement de l’accueil des populations déplacées partout dans le monde, alors oui, cela voudrait dire que nous lui aurions donné du sens…

Olivier ABEL, Philosophe  (extrait de « Réforme » n° 3842, 19 Mars 2020)