Un homme court au-devant de Jésus, pour lui poser sa question. Sans doute la question qui le tourmente, le taraude le plus. C’est que Jésus commence à être connu en Palestine, il a la réputation d’un maître exceptionnel, novateur. Or, disons-le d’emblée, la réponse de Jésus ne comblera pas son attente. La rencontre, apparemment, sera manquée. Mais à travers cette rencontre-là, c’est notre propre rencontre avec le Christ qui se dessine en filigrane : sera-t-elle manquée ?
Commençons par le début, c’est-à-dire par la question de notre homme à Jésus : « Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » Je vous le demande, qui d’entre nous poserait aujourd’hui une telle question ? En tout cas, qui la poserait en ces termes ? Pourtant c’est une question importante, c’est la question du salut, qui a taraudé des générations et des générations de chrétiens. Elle a taraudé Luther, qui l’a fait exploser en remplaçant « que dois-je faire ? » par « Dieu t’a donné ». Ici, dans l’évangile de Marc, cette question du salut taraude non seulement l’homme riche, mais aussi les disciples. Lorsque Jésus leur dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », ils se demandent, anxieux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » (v. 26).
Alors essayons de les comprendre. Essayons de nous plonger dans le monde de la Palestine, au premier siècle de notre ère et d’adopter la mentalité, la manière de penser des hommes et des femmes de ce temps. En demandant « que dois-je faire ? », l’homme se situe dans le cadre de la loi, de la loi juive, qui s’identifie pour lui à la religion ; et Jésus lui répond en restant sur son terrain : il lui rappelle les grands commandements, que vous avez reconnus au passage :
« Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne fais pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère. »
Or ces commandements, l’homme, qui est un juif pieux, probablement un pharisien, les a suivis depuis son enfance.
On lit alors cette phrase, cette phrase extraordinaire : « Jésus le regarda et l’aima. » L’interlocuteur de Jésus cesse d’être juste un « poseur de questions », il est regardé comme une personne singulière. Et c’est le début d’une relation autre : pas seulement le jeu des questions-réponses entre disciple et maître, mais la découverte d’un visage et derrière ce visage d’un parcours, d’un désir. Pourquoi Jésus l’aime-t-il ? Eh bien, justement parce qu’il est pieux, parce qu’il se soumet aux commandements de la loi, cette loi que Jésus lui-même n’a pas voulu abolir, mais accomplir. Jésus aime en lui la fidélité, il aime les efforts, il aime la volonté de bien faire et de donner un sens à sa vie. Tout cela est beau, nécessaire. Mais ce n’est pas suffisant, il y a forcément autre chose.
Jésus a l’intelligence des cœurs ; il a compris que dans la question de l’homme pieux, il y avait précisément une soif d’autre chose. Sans doute est-ce aussi cela qu’il a aimé en lui. Si cet homme avait été parfaitement heureux dans la pratique de la loi, il n’aurait pas posé sa question à Jésus. Il aurait été comme le pharisien de la parabole du pharisien et du publicain, content de lui-même, sans doute à juste titre, mais incapable d’aller au-delà, dépourvu de cette soif que Jésus décèle chez cet homme-ci. Il y a chez lui une insatisfaction profonde. Il sent qu’il y a autre chose, au-delà de ce qu’il connaît et pratique, autre chose de plus grand, qui ouvre les portes de ce qu’il appelle la vie éternelle. Il ne sait pas encore que cette autre chose, c’est Jésus lui-même.
Il me fait penser à bien des égards à l’apôtre Paul, quand il était encore Saul de Tarse. Paul est allé jusqu’au bout de la fidélité à la loi ; mais il avait aussi une soif d’absolu, qu’il lui fallait assouvir. Sa conversion a été de comprendre que l’absolu se situait ailleurs que dans la loi et qu’il devait renverser ses convictions, c’est-à-dire suivre et adorer celui qu’il avait dénoncé et combattu, Jésus. Cela a été brutal.
Ici, Jésus invite l’homme pieux à un renversement différent mais tout aussi brutal : « Il te manque une seule chose : va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi ». Oui, c’est brutal. D’ailleurs l’homme, finalement, s’éloigne, semblant renoncer à ce qui lui tenait tant à cœur : hériter la vie éternelle : « Mais lui s’assombrit à cette parole et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. »
Regardons de près la réponse de Jésus à l’homme riche. Elle commence ainsi : « il te manque une seule chose ». Je parlais à l’instant d’un au-delà que recherchait l’homme, au-delà de la loi, au-delà de sa vie de juif pieux. « Il te manque une seule chose ». Oui, c’est cela, certainement, c’est cet au-delà, cet absolu qu’il attend avec impatience. Mais voilà, ce qui manque, ce n’est pas une chose de plus, qui viendrait s’ajouter aux autres, un commandement supplémentaire ; c’est une chose différente, qui se situe sur un autre plan, qui fait changer de logique, qui fait changer de manière de penser et de vivre ; un au-delà de la loi, qui fait basculer dans la vie éternelle, ici et maintenant.
Et cet au-delà se décline en deux ordres donnés par Jésus : 1. « va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres » ; 2. « puis viens et suis-moi ». Pour Jésus, renoncer à ses biens et le suivre sont les deux faces d’une même réalité. Mais je crois que l’accent porte sur le deuxième ordre, c’est lui le plus important : « viens et suis-moi » ; c’est cela le but ultime, c’est cela qui donnera à l’homme pieux ce qu’il cherche. Simplement, pour pouvoir le faire, il faut d’abord qu’il se sépare de ses biens. Voyons cela de plus près.
Suivre Jésus, c’est un thème majeur dans l’Évangile. Pour l’homme pieux, Jésus deviendra alors la loi, il l’incarnera à proprement parler. Jésus deviendra celui qui rassemble en sa personne tout ce que Dieu a dit à son peuple jusqu’ici. Les autres commandements ne disparaissent pas, ils sont accomplis, absorbés en lui. Le suivre, l’aimer, c’est se rapprocher de Dieu, c’est hériter dès maintenant la vie éternelle.
Mais il n’est pas possible de suivre Jésus si l’on est surchargé de bagages. Pour s’enrichir de ce que donne le compagnonnage avec Jésus, il faut renoncer à toute autre richesse. Un dépouillement est nécessaire, ce qui veut dire, pour ceux qui ont des biens : un renoncement. Et c’est là que le bât blesse : l’homme « s’en alla tout triste, car il avait de grands biens ». En fait, je ne crois pas que cela soit plus facile quand on a peu de biens. Ce qui est proposé ici par Jésus, c’est un choix radical, qui montre la voie, qui montre une voie aux chercheurs d’absolu, aux chercheurs de Dieu, et ceci quel que soit le montant de leur patrimoine ou de leur compte en banque.
Il y a dans l’histoire du christianisme des personnes qui ont fait ce choix radical. Pensons par exemple à François d’Assise ou à Pierre Valdo, précurseur de la Réforme, qui appartenaient tous deux à des familles riches et qui ont tout laissé. Il y a eu aussi beaucoup d’anonymes qui ont suivi cette voie, et c’est d’ailleurs l’essence du monachisme depuis les origines du christianisme. Mais tout le monde n’est pas appelé à être moine et il est clair que cette parole ne peut pas être généralisée.
Alors, comment comprendre cet appel au dépouillement, au renoncement ? La phrase « va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres » est destinée à cet homme-là. Car Jésus met toujours le doigt « là où ça fait mal », sur ce qui nous empêche de le suivre. Pour l’homme qui lui parle ici, Jésus a deviné que ce point sensible, c’étaient ses richesses. Pour d’autres, ce sera autre chose. Réfléchissez, réfléchissons ensemble un instant : quel est pour moi ce point sensible ? À quoi devrai-je renoncer ?
La juste compréhension de l’appel au dépouillement, la voici : « Donne-le aux pauvres ». Jésus ne dit pas « jette-le à la poubelle, ça ne vaut rien ». Pour suivre Jésus, il ne suffit pas de se dépouiller de ce qui nous encombre, il faut aussi entrer en relation avec un autre, se soucier de son prochain ; il faut passer par le pauvre. Le risque d’une valorisation du dépouillement pour lui-même, c’est une sorte d’égoïsme spirituel, qui tourne en rond, ou plus précisément qui va de moi à moi en passant par Jésus. De moi, encombrée, insatisfaite, à moi dépouillée, libre, en passant par Jésus. Vous me direz : c’est très bien, c’est même génial et j’aimerais tant pouvoir le vivre. Oui, mais ici, suivre Jésus, ce n’est pas cela ; ou plutôt ce n’est pas seulement cela. Suivre Jésus, cela commence par un geste tourné vers mon frère, mon frère pauvre, quelle que soit la nature de cette pauvreté – et il y en a beaucoup. C’est un mouvement qui va de moi à Jésus en passant par le pauvre. De moi, encombrée, insatisfaite, à Jésus, qui est le but, en passant par la relation à un autre, à un pauvre. Suivre Jésus sur le chemin de la vie, c’est aussi regarder sur le côté, à droite et à gauche de ce chemin, c’est regarder qui est là, attendant quelque chose de moi.
Je voudrais pour finir ajouter une sorte d’épilogue. J’ai toujours aimé, quand une histoire finit mal, ou en tout cas quand elle ne finit pas comme j’aurais aimé, m’inventer une fin alternative. Laissez-moi donc imaginer que l’homme riche change, car « à Dieu tout est possible » (c’est la dernière phrase du texte). Il a le temps, il peut réfléchir, ruminer la parole de Jésus et – qui sait ? – finalement rejoindre la troupe des disciples ; non pas sans doute les douze, mais ceux qui essaient de suivre Jésus dans leur cœur et dans leur vie, humblement, pas à pas. La conversion n’est pas toujours brutale. Elle peut suivre un chemin plus long, plus lent. Alors, si vous en êtes d’accord, laissons-lui sa chance à ce riche !
Au fond, c’est une manière de nous laisser notre chance, à nous aussi.
Amen !
Sylvie Franchet d’Espérey
Prédication donnée le 29/11/20, sur radio Alliance +
Texte : Marc 10, 17-27