Nous avons globalement fait fausse route. Le drame des caricatures n’est que la partie visible d’un énorme problème, qui touche la fracture sociale, mais aussi le monde des entreprises, les réseaux sociaux, la vie ordinaire. Nous nous sommes enfoncés dans le déni de l’humiliation, de son importance, de sa gravité, de son existence même. Nous sommes sensibles aux violences, comme aux inégalités, mais insensibles à l’humiliation qui les empoisonne. Comme l’observait le philosophe israëlien Avishaï Margalit, nous n’imaginons même pas ce que serait une société dont les institutions (police, prisons, hôpitaux, écoles, etc.) seraient non-humiliantes.
Il faut dire que la question est compliquée, et comme invisible. L’humiliation est subjective, et dépend au moins autant de ceux qui la reçoivent que de ceux qui l’émettent. Ce qui humiliera l’un laissera l’autre indifférent. L’humiliation n’est pas quantifiable, mesurable, comme le sont les coups et blessures. D’où la tentation de dire que là où il n’y a pas de préjudice il n’y a pas de tort : ce n’est pas une affaire de droit mais seulement de morale personnelle, donc circulez, il n’y a rien à dire. Et pourtant, si les violences s’attaquent au corps de l’autre, dans ses capacités et sa vulnérabilité, l’humiliation s’attaque au visage de l’autre, dans son estime et son respect de soi.
L’humiliation s’attaque au sujet parlant. Les humains ne se nourrissent pas de pain et de cirque seulement, mais de paroles vives : ils n’existent qu’à se reconnaître mutuellement comme des sujets parlants, crédités comme tels, et reconnus dans leur crédibilité. L’humiliation fait taire le sujet parlant, elle lui fait honte de son expression, elle ruine sa confiance en soi : elle le rabroue et le tient en dehors du cercle de ceux qui sont autorisés à parler, ou bien au contraire elle le surexpose au regard public, lui interdit de se retirer.
Mais une parole discréditée, défaite dans sa fiabilité (sa « foi ») peut soit sombrer dans la dérision généralisée, soit se survaloriser, se sacraliser, et devenir fanatique. Simone Weil avait proposé d’expliquer les affaires humaines par cette loi : « on est toujours barbares avec les faibles ». Quand le faible est trop faible pour infliger quelque tort que ce soit au plus fort, le pacte politique posé par Hobbes est rompu. Les faibles n’ont plus rien à perdre, ne sont plus tenus par le souci de la sécurité des biens et des corps, ils n’ont plus que l’au-delà et basculent dans le sacrifice de soi, dans une parole portée à la folie. Ici la religion vient juste au dernier moment pour habiller, nommer, justifier cette mutation terrible.
La violence appelle la violence, dans un échange réciproque à peu près proportionné. Les retours de l’humiliation sont longuement différés, mais ils ont quelque chose de démesuré. Ils sont parallèles, mais en négatif, aux circuits de la reconnaissance dont on sait qu’ils prennent du temps. C’est pourquoi les effets de l’humiliation sont si dévastateurs. Ils courent dans le temps, car les humiliés seront humiliants au centuple. Ils peuvent aller jusqu’à détruire méthodiquement toute scène de reconnaissance possible, toute réparation possible : la mère tuera tous ses enfants, comme le fait Médée rejetée par Jason. Les grandes tragédies sont des scènes de la reconnaissance manquée.
Pourquoi sommes nous collectivement aussi insensibles à l’humiliation ? Sans doute est ce d’abord aujourd’hui parce que nous sommes une société managée par des unités de mesure quantifiable, la monnaie, l’audimat, et par une juridicisation qui ne reconnaît que les torts mesurables, sinon compensables. Cette évolution a été accélérée par une morale libérale, qui est une morale minimale, où tout est permis si l’autre est consentant : or on n’a pas besoin du consentement de l’autre pour afficher sa liberté, tant que son expression n’est ni violente ni discriminante.
Mais plus profondément notre insensibilité à l’humiliation est due à l’entrecroisement dans nos sociétés, bien différentes en cela des société japonaise ou arabe, d’une morale stoïcienne de la modestie, pour laquelle « l’opinion » doit être décomposée car sans valeur (l’esclave stoïcien n’est pas plus humiliable que l’empereur stoïcien), et d’une morale chrétienne de l’humilité (le Christ s’étant abaissé et laissé humilier jusque dans l’ignominie de la mort sur la Croix).
Le rôle de l’humiliation dans l’histoire est bien plus terrible que celui de la violence : c’est l’humiliation du Traité de Versailles qui met Hitler au pouvoir, celle de la Russie ou de la Turquie qui y maintient Poutine et Erdogan, et c’est bien aussi la manipulation du sentiment d’humiliation qui a propulsé la figure de Trump. Les manipulations machiavéliques des sentiments de peur et les politiques du ressentiment n’ont jamais atteint, dans tous nos pays simultanément, un tel niveau de dangerosité. Et les islamistes ici joue sur du velours, car à l’humiliation de la colonisation s’est ajoutée celle des banlieues et du chômage, et maintenant les caricatures du prophète, répétées à l’envi.
Au manipulations de la peur par les néo-nationalistes français, qui sacralisent la laïcité comme si elle n’était pas le cadre neutre d’une liberté d’expression capable de cohabiter paisiblement avec celle des autres, et qui en font la substance même de l’identité française (une identité aussi moniste et exclusive que jadis l’était le catholicisme pour l’Action française), répond la manipulation cynique de l’humiliation et du ressentiment par les stratèges de l’islamisme.
À ces derniers nous répondrons en leur demandant de donner au chrétiens des pays qu’ils dominent les mêmes libertés accordées aux musulmans de France, et leur exigeant d’accorder à toutes les musulmanes et à tous les musulmans, solennellement, le droit d’abjurer, de se convertir, et de se marier en dehors de leur communauté. La paix politique est à ce prix. Aux premiers nous dirons : si la laïcité devient cela, c’est à dire le contraire de ce qu’elle a été dans l’histoire réelle (oui, enseignons d’abord l’histoire réelle et pas les histoires que nous nous racontons !), le pacte laïc est rompu, nous ne nous reconnaissons plus dans cette France-là, il faut tout recommencer.
Salman Rushdie et Milan Kundera observaient que le monde musulman a du mal à comprendre ce que c’est qu’un « roman », comme genre littéraire. On dirait quant à nous que le seul genre littéraire qui fonde notre culture est la dérision des autres, le comique. Ce qui est proprement caricatural, c’est que les caricatures, le droit de rire, soient devenues notre seul sacré. Nous sommes dans une société de l’amusement et du fun. Et nous n’avons plus la perception du tragique et des drames de la reconnaissance. Nous n’avons d’ailleurs plus non plus le sens de l’épopée, de quoi que ce soit qui nous dépasse nos petites libertés bien protégées. Nous avons perdu la largeur plurielle et la diversité des genres littéraires par laquelle la Bible, parmi d’autres, avait formé les scènes de notre reconnaissance mutuelle.
Olivier ABEL.
texte paru dans le journal Réforme n° 3872, 5 novembre 2020.