Et si la grande épopée de la piraterie n’avait été que l’écume du même mouvement qui a fait la Réforme ? C’est que l’océan est en phase avec la théologie protestante : il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul avec Dieu, on a tout quitté. Obligés de vivre chaque jour sans être trop assuré du lendemain, on sait vite qu’il est impossible de s’approprier la mer, de la retenir entre ses doigts. Mais il y a dans le même temps une nouvelle donne géopolitique, et on voit le monde actif se décentrer de la Méditerranée vers l’Atlantique. En 1494 le Traité de Tordesillas partage le monde nouveau entre Espagnols et Portugais, sous l’égide du Pape. Très vite le trop vaste empire espagnol, avec ses conquistadors, doit lutter pour assurer son hégémonie. Les corsaires protestants ont ainsi été lancés à l’assaut de l’empire, et pendant un siècle tous les pirates, qu’ils soient français, anglais ou hollandais, seront pêle-mêle désignés comme des luteranos, des « luthériens », par les espagnols. Les puissances protestantes montantes apparaissent alors comme les puissances de la mer opposées aux puissances des Etats terrestres : d’un côté on aura le poète puritain et libertaire Milton, l’auteur du Paradis perdu, et de l’autre le philosophe politique Hobbes, prônant un pouvoir fort contre la menace des réseaux maritimes.
Accueillir un pirate à la Sainte Cène ?
Gaspard de Coligny est un des premiers à comprendre la nouvelle situation géopolitique. Amiral du royaume, il a le pouvoir de donner des lettres de courses. Près de 80 navires corsaires sont ainsi envoyés écumer les océans, et à partir du déclenchement des guerres de religion, leur butin alimentera la Cause. Le premier synode réformé, en 1559, se posera sérieusement la question de savoir si l’on peut ou non accepter un pirate à la Sainte Cène. À partir de 1562, et jusqu’en 1628, La Rochelle devient la véritable capitale du parti huguenot. Cette quasi petite République autonome et commerçante est en même temps un foyer de rayonnement des idées protestantes. On comprend que pour les espagnols Gaspard de Coligny soit devenu l’homme à abattre, et son assassinat à Paris, dans la nuit du 24 août 1572, inaugure les massacres de la Saint Barthélemy. Quant à La Rochelle, elle est considérée par les catholiques comme une hydre arrogante et corrompue, qui comme Carthage « doit être détruite » .
Des huguenots entre les « gueux » et les « chiens »
Mais les protestants français sont relayés par deux autres grandes vagues de piraterie, celle des « gueux de la mer » aux Pays Bas. Et celle des « chiens de la mer » d’Elisabeth d’Angleterre (John Hawkins, Francis Drake, et quelques autres). Et surtout les corsaires patentés sont débordés par la flibuste. A partir de 1640 on trouve une véritable petite république flibustière huguenote dans l’Ile de la Tortue, et des dissidents anglais à St Domingue. Les boucaniers forment, au témoignage du huguenot de Honfleur Exquemelin, une société multiraciale de rescapés, de proscrits, d’esclaves fugitifs, et de dissidents, dans une véritable utopie des « frères de la côte ». Ce nouveau monde d’ouragans met en scène la misère de l’homme et la toute puissance de Dieu. La tempête nous fait perdre nos repères. Je me relève et je ne reconnais rien : où suis je ? suis-je bien moi-même ? Qu’est ce qu’un nouveau monde ? Nous sommes tous des rescapés, des boat-people. Et l’île ou le bateau pirate, c’est l’utopie multi-religieuse d’une libre adhésion, après la tempête.
Racaille ou symbole de tolérance ?
L’apothéose de la piraterie protestante vient avec la montée et l’échec de la révolution anglaise, dans la dispersion de tous ces protestants puritains et radicaux que sont les Levellers, Diggers, Ranters et autres Quakers. Dans les années 1630 la Providence Island Company s’empare d’une île des Caraïbes pour en faire une terre d’asile pour les dissidents religieux. Après l’exécution du Roi, en 1649, Cromwell fait le ménage parmi les Levellers (les Nivelleurs, qui veulent refonder la société sur une base d’égalité sociale). John Lilburne leur chef, propose de mener ses adhérents aux Indes occidentales, à condition que le gouvernement finance le voyage. Ces dissidents forment dans les années 1650-1680, après la chute du Commonwealth de Cromwell en 1659, une utopie en archipel. Aux Bahamas on a dès 1647 la Company of Eleutherian Adventurers. A la Barbade se trouve Joseph Salmon le leader des ranters, mais aussi des synagogues juives, des instituteurs anabaptistes, et des quakers qui lancent un mouvement de conversion et de libération des esclaves, vite réprimé. Aux Bermudes le gouverneur et pasteur Lewis Hughes, qui qualifie le livre de prières de « conte de bonnes femmes », fait appel aux puritains réfugiés aux Pays Bas. Bref, les Caraïbes des frères de la côte et des flibustiers puritains sont donc à la fois, une poubelle où l’Europe envoie sa racaille, et un moment de tolérance religieuse aussi emblématique pour notre mémoire collective que l’Andalousie, plus radical peut-être, où les hiérarchies entre les orthodoxes et les hérétiques, les hommes et les femmes, les maîtres et les esclaves, les blancs indiens ou noirs, seraient abolies.
Une fois l’empire espagnol détrôné, cependant, l’Angleterre n’a plus besoin d’eux. Ce sera l’amnistie pour ceux qui ont pu s’enrichir et qui désirent s’intégrer. Mais il reste ceux qui, fugitifs désespérés, ou révoltés qui jugent la piraterie plus honorable que la culture de la canne à sucre basée sur l’esclavage, sont déclarés forbans. D’un côté on trouvera l’éloge du travail et de l’industrie, et de l’autre l’éloge de la prise et de la dépense oisive, le refus d’accumuler l’or — c’est encore le cœur du vieux débat puritain entre presbytériens et antinomiens. Daniel Defoe n’est pas un pirate, mais un dissenter, et son Robinson Crusoë, publié en 1719, propose une vie recommencée après une rupture avec la famille et la patrie, comme une nouvelle naissance après une tempête. C’est l’émancipation de l’enfant, mais aussi de la bourgeoisie puritaine et du colon entreprenant, indépendant, qui se sauve par son seul travail, et multiplie les signes de sa gratitude d’être rescapé — on a ici le productivisme et le rêve d’une croissance infinie. Dans son Histoire générale des plus fameux pirates, publiée en 1724 sous le pseudonyme d’un certain captain Johnson on découvre un autre visage de Defoe, celui de l’antinomiste dissident, qui prône l’abolition de l’esclavage, de la propriété et du travail, et l’abandon à la Providence — mais n’est-ce pas aussi le mythe occidental de la vacance, de l’île tropicale paradisiaque ? On le voit, l’épopée de la flibusterie fait encore retentir dans notre imaginaire l’écho des controverses théologiques protestantes les plus passionnantes, les plus radicalement importantes pour comprendre le destin de l’Occident.
Olivier ABEL, professeur de philosophie et d’éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier
POUR MEMO :
« Avant les »sans-culotte », les »bonnets rouges » ou les »gilets jaunes », les flibustiers, pirates, corsaires, boucaniers, frères de la côte, gueux de la mer ou chiens de mer, ont voulu tenter l’utopie d’un monde égalitaire, pas encore délivré de l’atavisme des prédateurs, mais qui portait en germe les notions d’entraide, de secours mutuel, de partage et d’accueil que nous connaissons sous le nom générique de « droits de l’homme » (O.A.)