Prédication donnée au temple de l’Oratoire le 13/10/2019 :
« Il existe aux Etats-Unis une ville du nom d’AGLOE, dans l’Etat de New-York, dont l’histoire est particulière : dans les années 1930, le fondateur d’une société d’édition de cartes topographiques, voulant prendre au piège quiconque s’amuserait à éditer une carte en le plagiant, a fait ajouter le nom fictif d’AGLOE, au hasard sur la carte, reprenant tout simplement les initiales du PdG de la société. Or ce qui devait arriver est arrivé puisqu’en 1950, une carte éditée par une société concurrente a fait apparaître « AGLOE ». Attaquée en justice pour plagiat, la seconde maison d’édition a été totalement acquittée. Pourquoi ? Parce que, à la surprise générale, une enquête sur les lieux a révélé l’existence de maisons, d’artisans, d’associations ; et à l’entrée de la commune un panneau portant bien le nom d’AGLOE. La ville sur papier, avec le temps, est devenue réalité ! La réalité a dépassé la fiction.
La fraternité, un nom qui a pris du relief
Ne pourrions-nous pas en dire autant de la Fraternité à Nîmes ? Le nom de Fraternité figurant sur nos cartes de visite, appartient aussi à la République, inscrit sur le fronton en pierre de nos mairies… ce nom n’a-t-il pas pris du relief, il y a 10 ans, obligeant les renseignements généraux garés rue Antoine Delon à faire le constat scripturaire d’une Fraternité républicaine devenue réalité ! La réalité a dépassé la fiction. Je n’irai pas jusqu’à dire (tout en le disant !) que nous avons rendu à la ville de Nîmes un peu de ses lettres de noblesse : « némausus », du radical gaulois nem qui signifie : « lieu consacré »,« sanctuaire »,« temple »… Oui, les résistants gaulois aux allures universalistes ont fait de Nîmes, une ville « sanctuaire » où le migrant peut avoir sa place.
Cette Fraternité devenue réalité ne fut pas une création ex-nihilo (à partir de rien). Nous n’avons fait que « redistribuer les cartes », si j’ose dire. Tout y était : les associations nombreuses, actives, solidaires ; les tablettes de la loi aussi ; la montagne des clochers œcuméniques pour adorer Dieu ; le peuple pour protester en cercles silencieux dans la plaine du Sinaï, parfois pour murmurer… Même le taureau ! Tout le décor de l’Exode y était !
Comment oublier ?
Dans le livre de l’Exode, un peuple se cherche une cité, une Terre promise qui jusque-là ressemble à un nom fictif resté lettre morte. Que fait donc le ciel pour garder Moïse et les prophètes si longtemps là-haut au Sinaï, nous laissant dans l’impatience ? Moïse va devoir se battre pour que la loi écrite « carte sur table » dépasse la fiction, pour que la loi qui libère chacun des faux dieux, devienne une réalité pour tous. Dieu lui-même n’y croit plus ! Lui dont les initiales apposées sur de simples tablettes, restent encore à l’état d’une cité fictive : sa loi est loin de devenir réalité.
Alors Moïse proteste pour l’homme et pour Dieu. « Souviens-toi ! »… Nous entendons ce matin le cri de Moïse contre l’amnésie de Dieu. Pour une fois, ce n’est pas Dieu qui supplie l’homme de « se souvenir » mais l’homme qui supplie Dieu. Il faut dire que Moïse porte en lui la marque de ce qui le blesse depuis sa naissance : son nom signifie « sauvé des eaux »… Comment pourrait-il oublier ? Hier le Nil, aujourd’hui la Méditerranée, demain les inondations ici ou ailleurs ? Le corps a une mémoire, et ceux qui savent ce que « sauvé des eaux » veut dire, n’oublient pas. Pour eux et pour les autres. Ils savent ce qu’ils doivent à leur survie : parfois une nacelle en osier, flottant au-dessus des eaux, une sorte de refuge provisoire faite de brique et de broque, à l’image d’une Fraternité avec ses cabanons bâtis sur pilotis pour y accueillir les échoués de l’exil…
Moïse n’a pas choisi d’être un rescapé des eaux, de naître là où il est né ; il n’a pas choisi son passé. Il porte en lui cette trace ADN de l’exilé, et aujourd’hui il crie : « Souviens-toi ». Ce peut être le sens de notre rassemblement ce matin. Pour la mémoire de tous ceux blessés dans leur corps, en exil ou en survivants d’inondations : nîmois, exilés, migrants… ne sommes-nous pas tous un peu « sauvés des eaux », et cela depuis même notre naissance ?
Laisser…pour avancer
« Souviens-toi » implore Moïse. Pourtant, cela fait aussi du bien d’oublier pour pouvoir avancer, de ne pas être redevable de la vie… Laisser derrière nous les traces des tsunamis de la vie. Faut-il alors blâmer dans l’Evangile ceux qui, étant guéris, avancent sans faire demi-tour, fuyant presque Celui qui les a connus lépreux, malades, infirmes, sujet à des impuretés multiples touchant même à leur intime ? Lui qui leur a ouvert un passage vers la guérison et la liberté, les chassant du jardin d’Eden, celui d’une fraternité qui enferme.
Laisser le migrant avancer sans se retourner, c’est aussi laisser son avenir ad-venir. Pour beaucoup d’entre nous, le migrant fut le compagnon de route qui disparut de devant nous, nous laissant en mémoire un visage de Dieu « sauvé des eaux », c’est-à-dire qui se relève, la bouche encore salée de la Méditerranée, se refusant à se retourner pour ne point terminer en statue de sel. Et nous aussi, nous fûmes parfois simples serviteurs appelés à disparaître de devant eux, comme la mer se retire à marrée basse, laissant le migrant à son chemin de liberté nouvelle, les eaux séparées en deux pour une traversée à pied sec.
De même, contrairement aux apparences, lorsque Moïse implore Dieu, il ne cherche pas à retourner en arrière. Point de nostalgie. En effet : « Souviens-toi »… de quoi ? « D’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit: Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j’ai parlé, et ils le posséderont à jamais ».
Moïse en appel à la mémoire d’une promesse. Promesse d’une terre non seulement à posséder mais habitable. Promesse d’une cité qui n’était encore qu’à l’état de lettre morte.
Les pieds dans la gadoue
Il y a dix ans, à la Fraternité, je me suis surpris, les bras tenant le bout d’une toile d’un marabout prêté et installé par les Eclaireurs, dont les piquets avaient été pliés par le poids de la neige… grand héros que j’étais, nageant les pieds dans la gadoue, j’essayais en vain de sauver des eaux, les dons en vivres de nos concitoyens… Et je me souviens de m’être surpris à jurer le ciel en criant : « Souviens-toi Seigneur de ta promesse » ! Ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour discuter de cela avec Lui. La promesse était pourtant sous mes yeux : les dons en nature, la solidarité qui, déjà, nous avait permis d’élargir l’espace de notre tente. Quand la nacelle flottait parfois sur les eaux menaçantes, c’est cette promesse d’une terre habitable qui nous a fait tenir, parfois à contre-courant de ceux qui nous regardaient ramer, en nous disant : « vous n’arriverez pas de l’autre côté de la rive…! ».
Une promesse à venir
Vous l’aurez compris : avec Moïse, « se souvenir » n’a rien d’une commémoration en grande pompe de ce qui fut accompli (en bien ou en mal) mais équivaut au rappel d’une promesse qui nous lie ensemble, qui nous vient de Dieu, promesse à venir et à tenir, tournée vers l’avenir. Une promesse qui sauve des eaux ce qui peut l’être.
Alors, oui, Seigneur, ce matin, « souviens-toi » ! : Tu nous as promis une postérité nombreuse. C’est aujourd’hui chose faite : ici à Nîmes, avec nos frères et sœurs dans la foi, catholiques et protestants, juifs et musulmans ; avec les lointains qui sont venus à nous… notre fraternité s’est agrandie, l’espace de ta tente s’est élargi. A l’échelle planétaire, la postérité est là : nous serons bientôt 9 milliards d’habitants dont parait-il 2 millions de migrants climatiques supplémentaires ; oui, nous la « possédons » la Terre sous toutes ses coutures : le fond des océans où nous avons enterrés nos câbles qui alimentent nos réseaux; les énergies fossiles de nos sous-sols exploités jusqu’à la surface des eaux, le ciel entaché de particules mais qui nous permet encore de compter les étoiles… Oui, nous la possédons notre terre, telle fut la promesse. Mais comment la rendre habitable cette planète aujourd’hui ?
Plus de GPS ?
Moïse sait bien que cette promesse ne pourra se vivre comme une bénédiction s’il ne la vit pas avec ceux qu’il a laissé derrière lui, en bas du Sinaï, au désert, en Syrie, en Afghanistan ou que sais-je. Tourné vers l’avenir, il invoque le Dieu « d’Abraham, d’Isaac et… d’Isra-ël ! » : Israël est le nom donné à Jacob qui traversa la rivière du Jaboc après s’être battu avec Dieu et sa parole (étymologie du mot Isra-ël)… Lui aussi, est un rescapé des eaux, qui se bat avec Dieu, pour que la promesse dépasse la fiction.
Pourtant, c’était mal parti. « Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne » se fabrique un veau d’or. Le peuple n’a plus de GPS pour voir l’horizon. Il est perdu. Alors il comble le vide par un veau d’or qu’il peut toucher. Il se fabrique sur place une carte mère avec des métaux précieux dont sont composés nos portables ou nos GPS. Rien qui montre la direction vraiment, mais tout qui distrait pour cacher le vide.
Qu’à cela ne tienne : Moïse redescend de la montagne avec une carte topographique qui dessine les contours d’une cité nouvelle, « les deux tables du témoignage dans sa main; les tables étaient écrites des deux côtés »… Il faut ici préciser que lorsque Dieu écrit sa loi sur la pierre, cela a une signification forte dans la Bible dans le contexte des premiers lecteurs : la pierre était la matière friable qui ne durait qu’un temps, contrairement à l’or. C’était la matière utilisée pour les affaires presque quotidiennes des hommes. Oui, Dieu écrit sa loi dans le quotidien et la pierre des hommes…
Recoller les morceaux
Mais une chose me frappe à la lecture du récit : avant même que les tables de Dieu nous parviennent, elles sont déjà en morceaux, et bientôt, elles seront même brisées par Moïse. On peut toucher le veau d’or; alors que les tablettes de Dieu, elles, sont fracturées avant même que l’homme n’ait pu mettre la main dessus. Il nous faut alors avancer avec humilité, pour reconstruire par bribes, recoller les morceaux de la loi qui nous a été confiée, une loi que l’humanité brise chaque jour un peu plus (- en matière d’amour, l’apôtre Paul dira que nous avançons comme dans un miroir brisé). Ce sera l’apprentissage du peuple d’Isra-el. C’est le nôtre, en dépit de nos belles tables de la loi gravées sur le marbre de nos temples.
Voilà qui nous rappelle que nous ne sommes jamais sûrs d’accomplir et de toucher même du doigt la volonté de Dieu. Pourtant, Dieu nous y appelle. Pour l’amour de ceux qui sont esclaves en Egypte et dans le monde. Et dans ces moments où nous doutons, est-il encore besoin de se fabriquer un veau d’or pour combler nos vides ? Dieu saura les fondre et les confondre à sa façon dans le feu, avec le temps. Que restera-t-il de nos montres fabriquées en filet de pêche recyclé contenant les traces ADN de migrants noyés ?
Alors comment rendre notre terre habitable, avec sa lèpre et ses imperfections ?
En chemin
L’Evangile du jour nous en offre peut-être une belle illustration. Dix lépreux cherchent une direction à suivre, la voie de leur salut. Jésus est leur guide. Il les envoie vers une cité à habiter, un sanctuaire : le temple de Jérusalem. Mais sur le chemin du salut, se trouve un grain de sable dans leur marche, une parole qui interroge : un seul revient, et Jésus s’exclame : « Ne s’est-il trouvé que cet étranger pour revenir? ». Le ton n’est-il pas condescendant faisant preuve d’ostracisme, révélant un Jésus en soif de reconnaissance, semblant jouir de la dépendance qu’il procure pour accorder son salut au seul lépreux méritant ?
Les apparences sont trompeuses, comme souvent dans l’Evangile. Là encore, il faut se battre avec la parole de Dieu pour « sauver des eaux » la Bonne Nouvelle, pour ne pas succomber à la théorie du grand remplacement faisant de l’étranger une menace. Jésus dessine pour nous, carte sur table, une cité nouvelle. D’emblée, Jésus nous met au pas : Jésus ne se laisse pas arrêter par les frontières adverses (il passe « entre la Samarie et la Galilée »). C’est d’ailleurs « en chemin » qu’il est interpellé par dix lépreux afin qu’il les guérisse. Or surprise : Jésus ne les guérit pas ; il leur enjoint d’agir : « Partez vous-même vous montrer aux sacrificateurs ». Jésus ne fait pas des lépreux des sujets passifs. Il les met en marche sans se mettre en avant ; mais surtout : il n’attend pas d’eux qu’ils soient parfaits, guéris, pour « se montrer »… De même, si l’Eglise de Nîmes avait attendu d’être parfaitement prête avant d’agir, purifiée de ses imperfections, nous n’aurions jamais commencé cette aventure il y a 10 ans.
Pas après pas
Jésus invite chacun à pouvoir « se montrer » en vérité, y compris avec la gale aux pieds, dans la presse, face au préfet, ou auprès de nos concitoyens. Se montrer, sans honte. Car se montrer, c’est rendre l’autre témoin de ce qu’il se passe. C’est alors rendre complice chacun, non du passé mais de l’avenir, par la façon dont nous allons réagir.
Mais encore une surprise : voilà que l’essentiel n’aura pas lieu au Temple de Jérusalem, là où la foule se presse pour les rituels : les lépreux sont guéris « en chemin ». Cela est tellement vrai pour tous ceux que nous accompagnons : l’essentiel ne se passe pas là où nous le croyons. Jésus leur a donné la confiance d’avancer. Pas après pas. C’est peut-être cela qui guérit d’abord. L’important n’est pas d’arriver à la terre promise d’un temple sacré ou d’une vie bien rangée, mais de cheminer dans la confiance parce qu’un Autre nous a envoyé avec cette confiance.
Ainsi, à la lumière de tout ce qui précède, nous pouvons relire les paroles de Jésus autrement, comme les initiales d’une fraternité nouvelle : « Ne s’est-il trouvé que cet étranger pour revenir et donner gloire à Dieu? Lève-toi, va; ta foi t’a sauvé », déclare Jésus. Le mot étranger ne fait pas peur à Jésus. Il fait partie de la nouvelle cité. Il le prononce ostensiblement. Oui l’homme guéri, revenu vers Jésus, est bien « étranger », c’est-à-dire non pas familier avec sa lèpre, mais ayant encore en lui une part d’inconnu, de mystère. Une façon de dire « souviens-toi » de la promesse de Dieu : il y a une part en chacun qui reste inconnue, sacrée, toujours « à sauver des eaux ». C’est cela la promesse à tenir.
Un regard neuf
L’autre que j’ai cru connaître avec ses impuretés contient une part d’étrangeté, d’inconnu qui lui appartient. Son salut ne dépend-il pas de ce regard que le Seigneur m’appelle à porter sur lui, de voir l’autre comme un autre, changé, guéri, en lui offrant un regard neuf pour lui permettre d’exister en dehors de sa lèpre ? C’est ce regard qui nous sauve tous, qui nous ramène à la vie, la vraie, qui donne du sens à la promesse d’une terre à habiter.
Ce fut le plaidoyer de Moïse auprès de Dieu : le peuple a encore en lui une part à sauver, une part d’étrangeté. C’est la nôtre aussi. Une promesse capable d’être dépassée par la réalité, à laquelle il nous appartient de donner du relief, une topo-graphie, même sur la pierre friable de nos vies. Dieu a déjà commencé. Il nous appartient de continuer ce qu’il a commencé. C’est une promesse qui est faite depuis notre naissance.
Amen
Pasteur Cyrille PAYOT
Prédication donnée au temple de l’Oratoire le 13/10/2019
Textes bibliques : Evangile de Luc 17, 11 / Exode 32, 1-16