La fraternité, c’est vous !

« Vivre, c’est aider les autres à vivre ! » parait-il. « Etre heureux, c’est rendre les autres heureux» [1] … Les migrants accueillis à la Fraternité, et en particulier les jeunes Afghans arrivés en 2009, nous ont permis de vivre cette belle maxime, dans la réciprocité : je n’oublierai jamais la lettre que j’ai reçue il y a 7 ans, écrite par les jeunes Afghans de Nîmes lorsque, après avoir quitté la France, j’ai dû me rapatrier dans l’Hexagone, ayant eu des problèmes de papiers aux Etats-Unis ; les Afghans m’ont gentiment proposé un hébergement dans un des chalets de la Frat ! Je crois qu’ils étaient même prêts à m’inscrire pour des cours de français…histoire que je ne perde pas trop la main…

Une humanité redécouverte

Je suis aujourd’hui très honoré d’être invité à l’occasion des 10 ans d’action auprès  des migrants.
Avec vous tous, associations, membres du conseil presbytéral, citoyens, bénévoles, tous, nous avons essayé de susciter la vie là où cela était possible auprès des migrants, à travers les rencontres formelles et informelles, la nourriture, les cours de français, la musique, la danse, le sport…
Je ne peux m’empêcher de citer ici cette phrase prononcée en octobre 2009 par l’un des jeunes Afghans accueillis, une phrase qui, selon moi, reste mythique :
« Lorsque nous avons quitté l’Afghanistan, nous savions ce que nous quittions (l’enfer) mais nous ne savions pas ce que nous cherchions vraiment en arrivant à Calais. Et c’est ici à la Fraternité avec tout l’élan de solidarité qui s’est manifesté que nous avons enfin compris ce que nous cherchions : une certaine humanité ».

Je crois pouvoir dire que cette humanité, nous l’avons redécouverte grâce aux Afghans. Ce fut dès le début, une Fraternité à double sens : il y a eu des moments où nous avons porté les autres ; aujourd’hui, quand je vois ce que la plupart des Afghans que nous avons accompagnés sont devenus, je me sens porté par une grande joie. Nous le devons à vous tous, et d’abord aux Afghans arrivés ici : ils nous ont montré qu’il était possible de se relever, de s’intégrer, de travailler, de repartir dans la vie.

Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, à tous points de vue : le décalage culturel, le traumatisme du parcours migratoire subi, la menace d’expulsion qui pesait sur tous (« Ils seront tous expulsés » nous avait déclaré Monsieur le préfet).
Je fais nôtre ce proverbe africain : « Si tu veux avancer vite, marche seul. Si tu veux avancer loin, marche avec les autres »… Si aujourd’hui, nous fêtons les 10 ans d’action, cela signifie que nous avons marché loin, très loin et que cela n’a été possible que parce que nous étions ensemble ! Seuls, nous n’aurions jamais pu aller si loin. Grâce à vous tous.
Tout cela ne s’est pas fait sans difficulté, et bien souvent la réalité nous a écarté de tout angélisme ! En guise d’illustration, je voudrais ici évoquer quelques anecdotes que je garde en mémoire.

Les cours de français
Une première anecdote qui nous rappelle l’efficacité des cours de français : grâce à de nombreux bénévoles, tous les jours, les Afghans bénéficiaient des cours FLE. (français langue étrangère) Un jour, je vois revenir plusieurs Afghans, la mine défaite. L’un d’eux m’explique leur mésaventure : alors qu’ils étaient en chemin après un cours de français, en direction de la rue Flandrin (où nos frères catholiques avaient mis à leur disposition un hébergement), un contrôle de police à l’un des ronds-points leur a permis de pratiquer leur leçon.
Ils se sont saisis de cette occasion pour appliquer le thème du cours qu’ils venaient d’apprendre : « Comment saluer une personne »… En bons élèves qu’ils étaient, ils ont donc appliqué scrupuleusement la leçon auprès des policiers, ânonnant avec courtoisie ce qu’ils venaient d’apprendre. L’un d’eux a donc commencé à vouloir serrer la main du policier en articulant distinctement à haute voix : « Bonjour, comment vas-tu ? Moi je m’appelle Younes. Bonne année, bonne santé ». Apparemment, le policier a cru que les Afghans se moquaient de lui… Ils ont passé un mauvais quart d’heure. Le retour au cours de français fut une étape difficile…

Les lits de camp
Les jours qui ont précédé la venue annoncée du groupe des Afghans qui allaient être bientôt relâché du centre de rétention, furent un temps où la logistique fut lourdement préparée. Nous avions préparé des lits, en comptant et recomptant le nombre de lits de camp que la Croix rouge nous avait affrétés… quelle ne fut pas notre surprise lorsqu’au lendemain de leur arrivée, nous réalisâmes que beaucoup d’entre eux préféraient dormir à même le sol avec plusieurs couches de couvertures… cela soulignait le décalage culturel et présageait de l’importance de nous mettre à leur place, tout en les incitant à s’assimiler à notre culture…

Les pantoufles  pastorales
Un soir je rentre épuisé que j’étais après une journée extrêmement prenante. Je cherche désespérément mes pantoufles pour détendre mes pauvres pieds fatigués. Je les cherche partout et, pieds nus, j’allume la TV pour le JT de 20h ; je découvre au cours d’un reportage sur les Afghans à la Frat que l’un d’eux se mettant à remercier tous ceux qui avaient donné des affaires, était en train de porter mes pantoufles… Pour ce qui me concerne, ce fut le début d’un bel apprentissage du don de soi !

Les poulets
Un jour, nous avions reçu une livraison importante de viande de poulets donnés par la Banque alimentaire. Une bonne partie avait été stockée dans les congélateurs de la Fraternité, et le reste en attente d’être cuisinés. On vient me chercher pour me dire qu’il n’y a pas assez à manger. Je m’en inquiète. L’équipe de cuisine composée des jeunes Afghans est consultée. Je comprends que comme les poulets n’étaient pas hallal, personne ne voulait les cuisiner. Je convoque une réunion en urgence, avec tous les responsables, le groupe des Afghans et les traducteurs. Après un temps d’explication et de réunion, nous en concluons que le Coran n’interdit pas en cas d’urgence et à défaut de pouvoir être nourri autrement, de consommer de la viande qui n’est pas hallal. La cuisine a pu reprendre de plus belle. Nous étions rassurés de savoir que les poulets allaient être cuisinés et mangés.

Le volley-ball
L’un de nous avait équipé d’un filet de volley-ball pour que les afghans pratiquent du sport sur le terrain de la Fraternité. Un voisin m’appelle pour me faire savoir qu’il n’en peut plus d’entendre le ballon frapper pendant sa sieste. Je lui demande ses horaires de sieste et il me glisse au passage qu’il trouve inacceptable que nous accueillions des Afghans, que ces derniers devraient défendre leur pays plutôt que de jouer au volley-ball, que lui-même a fait la guerre d’Algérie etc… Je lui explique que les jeunes Afghans ont vécu 20 ans de guerre et qu’ils ont des traumatismes importants… Il ne veut rien entendre, et dans la discussion il me dit que de toute façon, sieste ou pas sieste, si les Afghans restent à la Fraternité, il n’hésitera pas à s’en prendre à moi. Je lui dis de venir nous voir, afin que nous puissions faire connaissance. Il continue de me menacer. Nous en restons là. Je mesure alors l’adversité à laquelle il faut faire face.
Une ou deux semaines passent, et un jour je vois un homme qui est à l’entrée du portail de la Frat ; il n’ose pas entrer. Je m’avance, il se présente et je comprends qu’il s’agit de ce monsieur qui m’avait menacé par téléphone. Il se montre très courtois ; je lui fais visiter les lieux et surtout nous allons à la rencontre des Afghans. Il tombe à point nommé : les voilà qui jouent au volley-ball. Il échange quelques mots avec plusieurs d’entre eux. Je lui explique que les Afghans ont joué contre l’équipe de Nîmes et qu’ils ont gagné. Depuis ce jour, il est devenu leur supporter numéro 1 de notre équipe d’Afghans !!!! Cette anecdote illustre bien la nécessité de la rencontre et du dialogue.

La Croix disparue
Un jour, des Afghans hébergés à la Frat, viennent me voir et me disent, un peu gênés, que la Croix qui était habituellement accrochée au mur du chalet avait disparu. Nous avions hébergé des personnes venus de Tchétchénie, de religion musulmane. Ces derniers m’expliquent qu’il était impossible pour eux de dormir sous cette Croix, étant eux-mêmes musulmans.
La réponse ne s’est pas fait attendre : « Si vous avez eu un hébergement cette nuit ici à la Fraternité, c’est au nom du Christ qui nous invite à accueillir l’étranger, celui qui est dans le besoin. Il est Celui qui vous a donné un toit ».
Après cette discussion, ils ont remis la Croix au mur ; et la nuit d’après, ils ont très bien dormi. Et moi avec, car je n’aurais pas su comment expliquer la disparition de la Croix auprès de mes chers paroissiens…

Le mouton sauvé de justesse
Un jour je reçois un téléphone d’un maire d’une commune des Cévennes dont l’école était menacée de fermer. Il me demande s’il ne nous était pas possible de leur fournir une famille de migrants avec des enfants : ils seraient logés, la famille intégrée et l’école pourrait ainsi continuer de fonctionner. Quelques semaines plus tard, nous voici en route avec un camion et des meubles, et la famille à l’avant du véhicule. Tout à coup, le père de famille fait stopper le camion ; il demande à sortir et s’apprête à attraper un mouton ; il nous a fallu de peu pour l’arrêter dans son geste et lui expliquer que le mouton appartenait à quelqu’un… Nous avions compris qu’il nous fallait encore du chemin pour éviter quelques problèmes d’intégration…

Je vais m’arrêter là dans l’évocation de ces quelques souvenirs. Nous aurions pu multiplier les exemples.

La peur … pour  l’autre

Il eût été sans doute préférable que nous célébrions aujourd’hui la fin de votre action, commencée il y a 10 ans : si l’action continue, c’est qu’il y a nécessité à agir et à se battre pour un accueil décent. Le combat continue avec vous.
Mais c’est donc aussi avec reconnaissance que je constate que l’Eglise de Nîmes et toutes les associations ici représentées, et vous tous ici, êtes fidèles à votre engagement auprès des migrants (je ne cite volontairement personne – j’aurais trop peur d’oublier des noms). Nous le savons bien, agir dans l’urgence ne suffit pas, encore faut-il accompagner dans le temps et souvent dans la discrétion, là où d’autres auraient renoncé depuis longtemps. Vous en portez aujourd’hui le fruit.
Vous avez montré un chemin de solidarité et de fraternité à un moment où ce genre d’accueil n’était pas répandu. Vous en avez montré le chemin en essayant de vaincre le mal par le bien, « la peur de l’autre par la peur pour l’autre ».
Comme l’écrit si bien Placide GABOURY :
« On ne détruit pas les ténèbres en luttant contre elles, mais en allumant la lumière.
« On ne détruit pas le mal en luttant contre lui, mais en faisant le bien.
« On ne détruit pas la haine ou la peur en s’acharnant contre elles, mais en laissant monter la tendresse-amour du prochain.
« C’est en allant vers plus de vie qu’on dépasse la mort.C’est en allant vers ce qui dure qu’on est libre de ce qui ne dure pas. »

Et ce qui perdure ici, c’est la Fraternité, car vous êtes la Fraternité !

Pasteur Cyrille PAYOT, intervention lors de  la « Fraternité en Fête » Samedi 19 Octobre 2019

 

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[1] citation de Raoul Follereau