Pourquoi ce sentiment de fin du monde ?
« Avec Notre-Dame de Paris, la sensation générale de fragilité atteint les institutions qui nous semblaient les plus éternelles. »
À l’instant où, dans la flèche en flamme, quelque chose se brise, et que cette verticale, qui semblait aux Parisiens habitués devoir être éternelle, soudain s’incline et chute, une clameur de désastre s’élève du silence sidéré. Après il ne reste qu’un vide, vertigineux, une absence, une ruine fumante au cœur de Paris. Pourquoi cette émotion ? Pourquoi cette empathie, qui semblait inimaginable jusqu’à ces jours ? Pourquoi ce sentiment de fin d’un monde ?
Réfléchissons. C’est d’abord la découverte que les symboles aussi peuvent mourir. Comme les langues et les civilisations, qui savent désormais qu’elles sont mortelles, ils peuvent mourir parce que le flux et le reflux du sens s’en est retiré, qu’ils ne sont plus que des signifiants vides de sens, à la merci d’une allumette, comme un vieux journal oublié. Et c’est à ce moment-là, au moment où ils risquent de disparaître, qu’on découvre que l’on y tenait encore tellement. De quoi Notre-Dame est-elle le symbole ? De l’Eglise comme corps, dont les membres sont un par un remplacés, et qui demeure. Mais aussi de la société française comme corps, et l’on est ici au plus profond de l’imaginaire catholique. Je ne parle pas de l’imaginaire des croyants, mais de l’imaginaire qui fait le fond de la culture commune. Après tout, les protestants sont eux aussi les descendants des bâtisseurs de cathédrale, de ceux qui, comme disait Malraux, sculptaient sur les chapiteaux « le visage de celui qui était mort pour eux » ! Et tous les Français, de toutes origines, ont grandi dans l’imaginaire, même sécularisé, de ce « corps » social. Cette Dame est la nôtre.
Cet imaginaire est porteur du pire de la France : au nom de l’unité du corps social, on peut exclure avec violence, avec terreur, tout ce qui ne s’y soumet pas, tout ce qui n’y ressemble pas. C’est comme cela que les guerres de Religion ont commencé. Mais la Terreur dans laquelle bascule la Révolution française, après les fraternelles fêtes de la Fédération, prend bien le même chemin, et l’imaginaire jacobin prend ici la suite de celui de la Ligue. Cette France unanime, dangereuse pour les autres et pour elle-même, existe encore, elle n’est pas finie. Fragilités, vulnérabilités Mais cet imaginaire est aussi porteur du meilleur de la France : dans la parabole du Jugement Dernier, Jésus dit de ceux qui ont secouru les démunis : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25). On tient ici une mutation profonde de la charité personnelle en solidarité anonyme. C’est dans cette idée de l’incognito que découlent – lointainement bien sûr ! – nos institutions sociales et nos mutuelles, et la Sécurité sociale, les services publics, etc. ont été inventés dans ce sillage. Et si nous y tenons, c’est que c’est bien le vieux cœur de la France.
Or le « corps », sur tous les registres, se découvre aujourd’hui comme le lieu de toutes les fragilités, de toutes les vulnérabilités. Au plus proche du singulier, ce sont les corps de tous ceux qui sont abîmés par la guerre économique, jetés comme des déchets par l’impitoyable concurrence au plus rapide, au mieux protégé ! Corps démunis de paroles trop souvent, et dont la plainte même n’est plus entendue. Au plus planétaire, les corps nous rappellent la vulnérabilité écologique, la fragilité des écosystèmes, comme si de toutes autres cathédrales, abritant des formes de vie multiples, incroyablement inventives, étaient en train de brûler dans le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources.
Mais avec Notre-Dame de Paris, le sentiment général de fragilité atteint les institutions qui nous semblaient le plus éternelles, qui formaient ce théâtre plus durable que nos existences éphémères, et qui s’avèrent soudain à leur tour périssables, fragiles, confiées à nos soins. Depuis l’écroulement du système soviétique, et depuis celui des Twin Towers, nous savions que nos constructions apparemment les plus solides, les plus orgueilleuses, sont précaires, que notre système entier peut s’écrouler. Nous l’avions cependant vite oublié, nous le pensions loin de nous, et maintenant c’est là. La faute à personne Ce n’est probablement la faute à personne, et le malheur subi est comme toujours incommensurable à l’erreur commise. Mais ce brasier nous rappelle que nos corps périssables présupposent un monde solide, et que la destruction du monde, la destruction des institutions qui font un monde solide, nous laisse juste dans la guerre. Il nous rappelle aussi que le passé est bien faible, et que jamais sans doute le « présent » de nos sociétés en guerre (guerre économique, guerre des imaginaires) n’a été aussi puissant, capable de rayer jusqu’aux traces du passé, capable de le reconstruire à volonté, de le refabriquer complètement. Puisque nous parlons de Notre-Dame, il ne s’agit justement pas d’idéaliser le passé chrétien, dans un corps mystique glorieux et heureux ! Mais il ne s’agit pas non plus de l’« orwelliser » : Milan Kundera reprochait à Orwell d’avoir une manière totalitaire de parler du monde totalitaire, et préférait Kafka, montrant au milieu de l’absurde procès, de sa révoltante injustice, des scènes quotidiennes, ordinaires, remplies de vie, de confiance, de promesses.
Comment faire mutuellement place à la diversité, à la délicate complexité de nos héritages, de nos perceptions, de nos attentes ? Comment ne pas céder à la fin du monde, à la tentation terrible de quitter le monde, comment se réinstaller durablement dans le monde commun ? Construire une cathédrale ne se fait pas en temps de guerre. Fallait-il tout de suite promettre de rebâtir Notre-Dame de Paris ? En sommes-nous capables — non pas sur le plan financier et technique, mais sommes-nous assez en paix, avec nos passés, entre nous, avec nous-mêmes ? Ne faut-il pas prendre le temps de réaliser que rien n’est à l’abri du sort, et que Notre-Dame n’était au fond qu’une frêle cabane, et que nous avons besoin plus que tout de prendre la mesure de notre commune fragilité.
avril 2019-
Olivier ABEL, philosophe et enseignant à l’ Institut Protestant de Théologie de Montpellier;