« Jésus fit venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux[…] Il leur fit ces recommandations : « Ne prenez rien avec vous pour la route, sauf un bâton ; pas de pain, ni de sac, ni de monnaie dans la ceinture. Mettez des sandales, mais n’emportez pas de tunique de rechange ». Il leur disait aussi : « Si, quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez -y jusqu’à ce que vous quittiez l’endroit. » (Marc 6, 7-10)
Ce deuxième confinement que nous traversons nous confronte à nouveau à l’injonction d’interrompre bon nombre de nos activités habituelles. Mais ne nous montre t-il pas aussi, dans le même temps, notre difficulté à ralentir, tant la tendance est grande notamment au niveau professionnel, de remplir d’un côté le vide qui se crée de l’autre ? Il faut dire que l’incertitude actuelle nous oblige souvent à travailler double et à nous former en urgence à de nouveaux outils et process de communication. Ce que nous maîtrisions avant, nous ne le maîtrisons plus. Nous nous épuisons alors en sollicitant sans fin notre capacité d’adaptation. Cet épisode sanitaire nous questionne donc sur notre rythme de vie à propos duquel nous nous plaignons souvent. Il nous place face à notre rapport au monde, au temps, et à nous-mêmes. Le texte biblique, notamment le récit d’envoi des disciples en mission, nous donne à ce sujet matière à réflexion.
Lors de cet envoi, Jésus fait une recommandation surprenante aux disciples : « lorsque vous entrez dans une maison, dit-il, restez-y jusqu’à ce que vous quittiez l’endroit » ! Sans cette phrase, la tendance première des disciples aurait sans doute été inverse : par souci d’efficacité, sans doute seraient-ils passés, sans perdre trop de temps, d’une maison à une autre dans le but d’annoncer l’évangile à un maximum de foyers.
Au contraire, Jésus invite ceux qui l’écoutent à quelque chose de l’ordre d’une décélération, presque à une forme de confinement : « lorsque vous entrez dans une maison, restez-y ! Ne faites pas que passer en courant ! ».
En filigrane, on entend cette recommandation : « Osez prendre le temps » ! Il faut dire que toute notre vie nous pensons que l’important c’est de faire, et d’en faire toujours plus. La société dans laquelle nous évoluons nous pousse d’ailleurs toujours plus à cela. Dans notre travail, évidemment, nous nous devons d’être actifs, voire sur-actifs, si nous voulons être considérés ! Mais entre nous, avons-nous vraiment besoin du regard des autres pour entrer dans l’idée qu’une vie réussie est une vie bien remplie ? Il n’y a qu’à voir comment nous remplissons les soirées de nos enfants de tout un tas d’activités extrascolaires, et comment nous remplissons nos propres vacances pour surtout ne pas en perdre une miette…
A l’opposé de cette tendance première, Jésus invite ses disciples à oser ralentir pour mieux vivre et ne pas passer à côté de l’essentiel. L’essentiel quel est-il ? L’essentiel est de prendre le temps de la relation, le temps de discuter, le temps de se rencontrer ! L’essentiel est d’avancer dans la vie en déposant le superflu, avec presque rien : « pas de sac, pas de pain, pas de monnaie », pour être dans la nécessité de s’arrêter et de discuter. Pour être dans l’état d’avoir besoin les uns des autres…
Il y a dans l’invitation de Jésus quelque chose de l’ordre d’une fragilité affichée et acceptée. Une de ces fragilités que l’on rencontre au moment d’un ralentissement, que ce soit un ralentissement forcé (une maladie, un passage à la retraite, un confinement…), ou un ralentissement délibérément choisi et provoqué. Il y a des temps qui nous apprennent à ralentir, mais il y a des lieux qui nous l’enseignent également.
L’hôpital est, pour moi, un de ces lieux. Le visiteur qui arrive à l’hôpital se rend tout de suite compte que s’il ne veut pas passer à côté de la personne qu’il vient rencontrer, il lui est nécessaire d’adapter son rythme. Car le rapport au temps dans une chambre d’hôpital n’est pas du tout le même que celui à l’extérieur de cette chambre. C’est d’ailleurs l’une des grandes difficultés du métier de soignant. Les infirmier(e)s et les aides soignant(e)s sont sur un rythme très soutenu tant l’ampleur de la tâche est grande. Pourtant, lorsque le soignant entre dans une chambre, il lui est nécessaire de ralentir et de s’adapter très vite au rythme du patient s’il ne veut pas passer à côté de la relation. Il y a donc des lieux et des moments (le confinement en fait peut-être partie ?), qui nous apprennent à ralentir pour prêter plus d’attention à chaque geste, à chaque parole, à chaque regard. Des lieux et des moments qui nous apprennent à écouter cette parole qui nous dit : « Ose ralentir pour mieux vivre ». « Ne le vis pas comme une contrainte ». « Ose ralentir chacun de tes gestes, chacune de tes rencontres, chacune de tes paroles, pour mieux goûter ta relation à la vie, à toi-même, au monde et à Dieu ».
Cela me fait penser à un passage du livre d’Antoine de St Exupéry dans lequel son Petit Prince rencontre, nous dit-il, un marchand de pilules extraordinaires qui apaisent la soif. Rendez-vous compte : on en avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le besoin de boire. Plus besoin de sortir pour faire ses achats de première nécessité ! « Pourquoi vends-tu ça ? » demande le Petit Prince. « C’est une grosse économie de temps, lui répond le marchand. Les experts ont fait des calculs : on épargne 53 minutes par semaine ».
« Et que fait-on de ces 53 minutes ? » demande le Petit Prince.
« On en fait ce que l’on veut ! ».
« Moi, se dit le Petit Prince, si j’avais 53 minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine ! ».
Alors, frères et sœurs, en ces temps de confinement, je nous souhaite de marcher plus lentement vers ce que nous avons à faire, ne serait-ce que vers nos achats de première nécessité. En chemin nous croiserons peut-être un Petit Prince, des disciples, ou un voisin en marche avec la même soif, vers la même fontaine. En chemin, nous nous croiserons peut-être nous-mêmes aussi. C’est, en tous cas, au creux de toutes ces rencontres, ces soifs et ces ralentissements, que le Christ lui-même nous donne rendez-vous. Amen
Lionel Tambon,
»Parole bleue » n° 8
23 novembre 2020