« Chaque étape nous a menés à une étape pire que la première. Où va t-on arriver ? Je demande vos prières et votre soutien ». Ce sont les paroles d’une grand-mère de 83 ans, prononcées le 16 mai dernier (1). Son nom : Violette Khoury. Elle est chrétienne, arabe, palestinienne et citoyenne israélienne. C’est une infatigable femme de paix, engagée dans le combat de la justice pour tous. Elle est née à Nazareth, la ville qui a vu grandir le Messie il y a deux mille ans, et elle y a exercé le métier de pharmacienne pendant près de 50 ans. On la surnomme « la femme qui connait tout le monde à Nazareth ».
J’écoutai son message, sa voix douce et claire, je regardai avec émotion son visage plissé qui a vu tant de violences au cours de sa vie. Elle poursuivit : « …Aujourd’hui, il semble que mon aspiration à la paix soit devenue une illusion..Mais non, je ne cède pas au désespoir, et je garde l’espérance, c’est notre seule arme, notre seule force. J’ai toujours dit : Si l’espoir n’existait pas, il faudrait l’inventer. »
M’est revenue une image biblique dans une des paraboles de Jésus (Luc 16, 22 ) : gisant devant la porte d’un homme riche qui l’ignora toute sa vie, le mendiant Lazare, au moment de mourir, est accueilli par Dieu «dans le sein d’Abraham».
Voici une de ses représentations, gravée dans la pierre (2), accompagnée du titre suivant : «Les Justes dans le sein d’Abraham ».
Qui a pu donner ce titre ? On l’ignore. Le terme de « justes » est caractéristique de l’Ancien Testament : est ‘ juste’ celui qui marche dans les voies de l’Eternel, et qui se sait dépendre de Dieu seul. Dans le judaïsme tardif, le sein d’Abraham est une métaphore de notre intimité avec Dieu après la mort. Pourtant, jamais une représentation physique du patriarche n’a été associée à cette thématique car une vie avec Dieu après notre mort était, dans le judaïsme ancien, tout simplement inconcevable.
L’oeuvre médiévale représente trois personnages d’allure enfantine, placés sur la poitrine d’un homme barbu, présenté comme Abraham. Celui-ci les tient comme un kangourou qui porte son petit dans sa poche. Le long tissu dont il les entoure d’ un geste protecteur fait aussi penser à une barque, celle de Jésus et ses disciples sur la mer de Galilée, lors d’une nuit de tempête. A moins que ce ne soit l’arche de Noé : un arc-en-ciel inversé, posé sur l’eau, signe d’une alliance indéfectible ? La corbeille de Moïse n’est pas loin non plus , celle qui l’a sauvé en lui permettant de flotter sur les eaux du Nil, fleuve de la mort. Quant aux bras d’Abraham, ils sont grand ouverts comme ceux du père de la parabole lorsque, de loin, il voit son fils perdu sur le chemin du retour, court à sa rencontre et l’embrasse. Ses mains sont immenses et s’ouvrent dans un large geste de bénédiction.
Une infinie douceur se dégage de cette scène inédite nous offrant le regard souriant d’un Père maternel. L’œuvre d’art (tout comme le texte biblique) ne nous enferme jamais dans une interprétation unique. Pour ma part, j’aime voir dans ces trois visages le symbole de l’humanité une et diverse, fragile et orpheline, appelée à vivre ensemble alors qu’en son ‘sein’ tant de guerres font rage et tant d’injustices bafouent le droit et piétinent les plus petits.
Le tissu entre les mains d’Abraham n’est pas un drapeau de vainqueur. Il ne le sera jamais. Retenu avec grâce par des mains ouvertes, il enveloppe l‘humanité bien-aimée et déchirée et la confie entre les mains de l’autre Père. Humanité croyante ou non, bienveillante ou belliqueuse, juste ou injuste. Bien-aimée avant tout, en dépit de tout. Blottie contre le sein d’Abraham.
Qui sont « Les Justes » ? Ceux qui se croient justes ? Ceux qui veulent leur justice ? Ceux qui oeuvrent pour la justice ? Qui aujourd’hui pourrait se déclarer « juste » sans trembler aussitôt ?
Dans un monde d’oppression qui continue de se nourrir de peur et d’humiliation permanente, laissons l’image du sein d’Abraham à contre courant des projets totalitaires et racistes les plus déments, désigner l’espérance la plus folle d’une vraie justice et d’une paix pour tous.
Titia Es-Sbanti, Nîmes, le 3 juin 2021
(1) Rencontre en visio le 16 mai 2021 avec Violette Khoury depuis Nazareth, et organisée par l’association oecuménique « Les Amis de Sabeel. : https://www.youtube.com/watch?v=TRk5QyYunpk (écouter à partir de 6’36). Sabeel veut dire ‘le chemin,’ ou ‘la source’, en arabe. Les Amis de Sabeel France ont un blog, vous y trouverez une « vague de prière » hebdomadaire et bien d’autres informations :
https://amisdesabeelfrance.blogspot.com/
(2) Iconographie : Musée Unterlinden – chapiteau de l’église abbatiale d’Alspach intitulée « Les Justes dans le sein d’Abraham », 12ème siècle.