Prédication du pasteur Christophe SINGER au culte de la cité :
« Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié que ton Règne vienne, que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Remets-nous nos dettes. .. » (Mat 6, 9-13)
Voilà le texte de la Bible le plus connu. Cette prière s’est petit à petit imposée dans la tradition chrétienne comme un signe de ralliement, toutes confessions confondues. Un texte fondateur et universel pour les chrétiens.
Le risque des textes de ce genre, c’est qu’à force d’être répétés, ils deviennent des slogans vides de sens. De simples signes de reconnaissance. Comme le maillot bleu de l’équipe de France. Pourquoi bleu ? Je ne sais pas. Mais peu importe : l’essentiel, c’est qu’on ait tous le même maillot. Pourquoi Notre Père ? Je ne sais pas : l’important, c’est qu’on dise tous la même prière.
Oui, mais dans ce cas, ce n’est plus une prière, c’est un drapeau. Un drapeau fait de mots. Bleu blanc rouge, ou vert jaune noir ou ce que vous voulez : leur signification, ça fait longtemps qu’elle a été oubliée. L’important, c’est d’avoir tous le même drapeau.
Et en effet, le drapeau, ça pose un groupe. C’est important se de sentir dans un groupe, avec d’autres. Ça peut mobiliser les énergies pour de bonnes causes. Il y a juste deux problèmes.
Le premier, c’est qu’un drapeau, ça peut aussi mobiliser les énergies pour des causes mauvaises. Par exemple pour ignorer voire exclure ceux qui ont un autre drapeau. Ou pour leur faire la guerre. Ou pour se raconter des histoires : puisque nous avons tous le même drapeau, nous sommes et pensons tous pareils, unis à la vie à la mort, alors qu’en fait ce n’est pas le cas. Bref, le drapeau peut mentir. Le Notre Père aussi : plus d’un soldat de part et d’autre de la ligne de front récite le Notre Père la peur au ventre avant de s’élancer pour tuer celui qui, en face, a fait la même prière au même moment et s’élance de même. Et je suis mal placé pour les juger.
Le deuxième problème, c’est que si drapeaux et slogans peuvent nous motiver dans la vie, ils ne nous donnent pas vraiment le sens de notre vie. En particulier – restons sur cet exemple – devant la mort dont la perspective est pourtant la seule chose dont nous soyons à peu près sûrs quant à notre vie. Quand j’étais pasteur de paroisse il m’arrivait de présider les obsèques d’anciens combattants. Un jour, les vieux camarades de combat avaient recouvert le cercueil d’un drapeau dans le temple. Je leur ai demandé de l’enlever. Pas de le faire disparaître, mais de le mettre devant, à côté de la chaire, car certes, le drapeau, la patrie faisait aussi partie de sa vie, mais sa vie n’appartenait pas à la patrie. La patrie ne constituait pas le sens de la vie du défunt, elle ne pouvait l’envelopper ainsi.
Le mot patrie désigne littéralement la maison des pères. Or en invoquant un autre père que nous appelons « notre Père », nous, chrétiens nous nous désignons une autre patrie. C’est ce qui fait que trop souvent les chrétiens qui prenaient au sérieux cette prière ont été considérés comme des agents de l’étranger, voire persécutés par des patries qui s’arrogeaient la paternité exclusive de leurs citoyens – je parle de l’histoire, mais cela concerne aussi malheureusement l’actualité.
Mais dans l’autre sens, quand les chrétiens, en position de force, ont oublié de faire la distinction entre leur patrie céleste et les patries de ce monde, ils sont eux-mêmes devenus persécuteurs des autres.
Mais si l’on reçoit le drapeau pour autre chose qu’un simple drapeau, si l’on reçoit le Notre Père pour autre chose qu’un simple slogan, alors il se pourrait que ce genre de concurrences de paternités perdent de leur vigueur et que nous puissions habiter sans trop de tension à la fois ce que Saint-Augustin appelle la cité céleste et la cité terrestre.
Qu’est-ce que cela veut dire, recevoir le drapeau et le Notre Père pour autre chose qu’un drapeau et un slogan ? Cela veut dire prêter attention aux paroles dont ils sont respectivement les porteurs.
La « parole » du drapeau dessine l’espace et le temps d’une nation, avec ses grandeurs et ses ambiguïtés. Ses heures de gloire et ses trahisons. Ses élans et ses débats. Ses revendications, ses limites et aussi ses points d’interrogation. Cette histoire, il revient aux historiens de la raconter et aux citoyens de la reconnaître leur, avec ses aspects lumineux et aussi avec ses obscurités : la patrie n’est pas un vain mot, que nous le voulions ou non.
Le Notre Père, il revient au prédicateur de le faire résonner autrement que comme un pur slogan identitaire. C’est ce que je voudrais faire maintenant. Mais nous allons nous borner à ces deux premiers mots, Notre Père, ce qui nous permettra de déjeuner à une heure raisonnable !
Jésus conseille donc à ses disciples de s’adresser à Dieu en lui disant « Notre Père ». Cela place Dieu dès l’entrée dans une position de bienveillance vis-à-vis de celui qui prie. Mais là encore, cela soulève deux problèmes.
Le premier problème est qu’il existe de mauvais pères, sans même parler des critiques actuelles des fonctionnements patriarcaux. Ce mot ne consonne donc pas pour tout le monde avec la bienveillance.
Mais c’est bien pour cela que je commente non pas l’actualité mais un texte vieux de deux mille ans, écrit à des milliers de kilomètres de Nîmes. Ce texte ne me parle pas de ma propre relation avec mon père, ni de la vôtre, ni du père de la horde ou de toutes les représentations paternelles en débat au xxie siècle, mais il convoque la manière dont ce mot père résonne dans la culture qui l’a produit. Et il y résonne positivement. Commenter un vieux texte nous aide donc à prendre quelque distance avec les débats dans lesquels nous sommes plongés et, partant, à y participer plus sereinement.
Une fois passé ce premier obstacle, le deuxième problème est que, parfois, quand nous regardons notre vie, nous pouvons nous demander si nous méritons vraiment le titre d’enfants de Dieu. Est-ce que ça n’est pas un peu prétentieux d’appeler Dieu « Notre Père » ?
Non, nous dit ce texte. Ça n’est pas prétentieux, car quel mérite y a-t-il à être le fils ou la fille de quelqu’un ? On ne choisit pas ses parents. Et on n’est pas enfant de nos parents parce qu’on remplit telle ou telle condition. Il y a deux moyens d’être enfant de quelqu’un : par la biologie ou par l’adoption. C’est-à-dire à la suite d’un acte ou par l’effet d’une parole. La plupart du temps, il y a les deux. Tous ceux qui reçoivent avec confiance les paroles de l’Évangile sont enfants de Dieu par adoption. Nous sommes enfants de Dieu tout simplement à cause de la Parole de Dieu qui nous dit : “Tu es mon fils, ma fille.” Pour les chrétiens, cela est attesté dans le baptême.
Être fils ou fille de Dieu, cela ne préjuge donc pas de mes qualités morales. Je ne suis pas le fils de mon père parce que j’ai telle ou telle qualité. C’est pour cela que dans les temples et dans les églises, les gens ne sont pas forcément meilleurs qu’ailleurs. On peut même présumer que s’ils y vont, c’est qu’ils se sentent au moins aussi mauvais que les autres. L’Église, c’est une sorte d’hôpital pour les pécheurs qui n’en peuvent plus d’être pécheurs. Par contre, si j’ai confiance dans cette parole de Dieu qui fait de moi son enfant, alors je peux aussi me laisser former par ce Dieu qui, sans honte, se laisse appeler « mon Père », et devenir quelque peu responsable de ma vie : faire de ma vie une réponse à l’amour dont je suis aimé.
Mais au fait, est-ce que c’est vrai, ce que je vous raconte ? Est-ce que c’est vrai que Dieu fait de nous ses enfants, par adoption, sans condition préalable ? Qu’est-ce qui me le prouve ? Il faut des papiers. Il faut un acte de naissance, signé de la main de Dieu.
En fait de papier, je n’ai que celui-là : la Bible. Un livre de mille pages écrit il y a deux mille ans. Mais en le lisant et en le relisant, je me suis aperçu qu’il me parle de ma propre vie à toutes les pages. Et c’est précisément quand ma vie me semble la plus absurde, quand elle s’en va en petits morceaux, c’est justement là que ces mots Notre Père peuvent devenir miens avec le plus de force.
Comment cela ?
Les versets qui introduisent cette prière dans notre texte nous l’expliquent. Juste une précision pour lever toute équivoque : il y est question d’hypocrites dans les synagogues. Forcément : Jésus dans la bouche duquel ces paroles sont mises était Juif. Et Matthieu, à qui la tradition attribue ce texte était Juif aussi. Nul doute que s’ils avaient été chrétiens, ils auraient parlé des hypocrites dans les temples et les églises.
1« Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes, pour vous faire remarquer d’eux ; sinon, vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. 2Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi ; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d’être glorifiés par les hommes ; en vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. 3Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, 4afin que ton aumône soit secrète ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. 5« Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. 6Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
Pour plagier Sergio Leone, le monde se divise en deux catégories. Il y a d’une part ceux qui ont une vie resplendissante, bien remplie, et qui a toutes les caractéristiques de la réussite. Dans le contexte historique de ce discours, la réussite la plus enviée était la réussite religieuse. Aujourd’hui, il faudrait élargir les synagogues aux églises et aux temples, comme je l’ai dit, aux mosquées sans doute mais aussi finalement à tout l’espace public où des êtres humains peuvent se pavaner comme s’ils n’avaient rien à se reprocher. Eux, ils ont leur récompense en se regardant dans leur miroir de l’admiration des autres.
Et d’autre part, il y a ceux qui ne sont pas grand-chose, qui ne savent pas grand-chose. Ils ne savent pas ce qui se joue dans leur vie. Leur main gauche ne sait pas ce que fait leur droite. Leur propre vie est un secret pour eux-mêmes. Ils marchent dans l’obscurité. Suis-je sur le bon chemin ? Ai-je raison ? Et tout ce que je voulais être et faire et ne suis, ni ne fais ? Mes idéaux qui sont partis en fumée ? Et peut-être ma réputation devant les autres, et peut-être celle devant Dieu si je suis croyant…
Pour eux est la promesse : « toi, quand tu pries, entre dans ta chambre, et ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret te le rendra. »
Ton Père est dans le secret : dans cet espace de ta vie qui t’échappe à toi-même, cette facette de ton existence qui insiste, qui se rappelle à toi jour après jour en forme de point d’interrogation, de manque, de désir, de regrets, de culpabilité, de craintes… et peut-être aussi d’espoir. Et c’est dans ce secret qu’il t’offre ces mots : « mon enfant ».
Voilà pourquoi les chrétiens, de génération en génération, apprennent ces mots, Notre Père. Car ils sont la réponse de la foi au cadeau d’une parole qui les fait vivre.
Amen
Christophe SINGER
professeur à la faculté de Théologie Protestante de Montpellier
Culte de la cité, Nîmes, 24/11/2024