Je suis le chemin

Demain : 11 mai. Déconfinement. Soulagement et angoisse mêlés : nous n’en avons pas fini avec cette crise sanitaire. Où allons-nous ? L’avenir semble si incertain. Comment y allons-nous : avec quelles ressources, quelles protections, quelle économie ? Où allons-nous et comment irons-nous : ce sont là des questions auxquelles plus que jamais nous aimerions avoir une réponse.

Oui, nous dirions bien avec Thomas : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas ; comment en saurions-nous le chemin ?». C’est vrai, nous ne savons pas quel chemin emprunter au moment où nous pouvons enfin sortir, ou pas d’ailleurs, de nos maisons ; à l’heure où nous sommes sommés de prendre des décisions d’itinéraire, nous ne savons pas par où aller pour suivre Jésus-Christ, c’est -à -dire pour emprunter un chemin qui soit chemin de vie.

La question de Thomas rejoint d’emblée nos doutes, nos incompréhensions, et pourquoi pas aussi nos désarrois. Le dialogue que nous avons entendu se situe en effet à un moment difficile de la vie de Jésus et de ses disciples : celui qui était attendu comme un sauveur tout-puissant, vient d’être trahi. Il vient d’évoquer la croix à venir, mais dans un discours énigmatique affirmant à plusieurs reprises que personne ne saurait l’accompagner là où il va, pas même Pierre. Et c’est bien le moment où en effet les disciples ne “suivent plus” ; ils ne comprennent pas où Jésus veut en venir ni où il va. Ils ont en fait complètement décroché, et depuis un bon moment déjà. Philippe, le seul autre disciple qui après Thomas ose interroger le maître, le démontre bien malgré lui :
Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ?

Cette réponse que Jésus adresse en particulier à Philippe; mais aussi celle qu’il donne à Thomas, “C’est moi le chemin, la vérité et la vie”, ces réponses de Jésus sont autant de façons de permettre à chacun d’entre eux d’avancer sur le chemin qui est le leur et qui est un chemin de vie ; malgré la mort vers laquelle va Jésus. Ce que Jésus annonce ici, c’est la bonne nouvelle de la communion plus forte que tout ; plus forte même que la séparation. Et dans la bouche de Jésus, même cette séparation devient bonne nouvelle : “il y a plusieurs demeures dans la maison de Dieu”. Le chemin de l’un n’est pas celui de l’autre; le chemin de croix qui attend Jésus n’est pas celui des disciples – oh ça ne veut pas dire que leur chemin à eux sera facile. Mais plutôt que, là où les chemins se séparent; et même si la mort elle- même en était la cause – la mort, du meilleur des hommes – un chemin de vie demeure pour chacun.
Et c’est à avancer sur ce chemin de vie que nous sommes appelés, à avancer dans nos existences sur ce qui pour chacun de nous est chemin de vie. Se saisir, avec ce texte, de l’audace de choisir ce qui nous porte vers la vie, ce qui est vivant pour nous, [se saisir] de ce qui nous permet de poursuivre notre propre chemin : voilà l’invitation. Les disciples, avec le drame qui les attend alors, ont sans doute comme nous parfois été confrontés à cette tentation de rester figés dans leurs attentes, dans ce qu’ils ne veulent pas perdre, dans leurs peurs ou satisfactions. Il s’agit là de choisir de se mettre en mouvement dans la confiance, de se risquer, car la vie s’annonce autrement ; de choisir l’audace de se mettre en route dans sa propre vie, aujourd’hui, comme quand a été écrit ce texte : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » nous dit Jésus. Alors quelle est la vérité qui nous met, remet en route ? Quelle est la vérité de mon existence, celle qui me fait marcher ?

Au commencement il y a la communion ; communion de Jésus et de son Père, comme le prologue de Jean le dit si bien : “ au commencement la parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu”; communion aussi de Jésus et des siens, les disciples. Cette communion se vit aujourd’hui encore; lorsque Jésus vient nous rejoindre en vérité sur nos chemins, quels qu’ils soient, pour les transformer en chemins de vie.

Et puis vient la séparation : douloureuse. Nous aimerions marcher sur les mêmes chemins, partager les mêmes mots, les mêmes façons d’être, être complices et le rester. Mais Jésus nous invite à mettre la séparation à sa juste place, à ne pas nous laisser troubler par elle. “Que votre coeur ne se trouble pas” nous dit-il au moment où lui-même s’apprête à partir, au moment où nous nous demandons où aller et comment y aller. Ce qui importe, c’est cette communion qui demeure : ce qui importe et qui nous met en route, c’est que c’est vers le Père, vers l’amour que nous allons; et inlassablement sur nos chemins Jésus revient, pour nous y conduire.

Peut-être que réside ici là toute la prédication de Jésus, toute la force de l’Évangile : avoir foi en celui qui parle, à ce moment là, c’est placer sa confiance en Celui qui avance vers la Croix, en Celui qui va traverser la souffrance et connaître l’épreuve de la mort, seul sur la Croix, l’épreuve de la séparation et de la solitude. Nous sommes ici invités à la confiance qui traverse notre humanité. Il ne s’agit pas d’être nous-mêmes forts pour faire des œuvres mais bien d’accueillir ce qui vient. La Parole est et reste œuvre du Père. Le chemin du disciple est le chemin de l’humanité que le Fils a emprunté, parce que “la Parole a été faite chair” et que c’est dans notre chair humaine, c’est à dire dans ce qui nous est le plus intime et parfois le plus difficile à vivre également, que nous le rencontrons. Suivre Jésus c’est prendre ce chemin et ainsi en quelque sorte agir la Parole du Père qui œuvre en lui, par la confiance en Christ, cette confiance qui nous met en route et nous donne d’habiter réellement notre vie, séparé, sur notre propre chemin, mais avec confiance.

La séparation devient alors vraiment bénédiction; comme avec cette idée juive du Tsim-tsoum, le retrait de Dieu au commencement du monde pour laisser sa création exister. En cet amour vers lequel nous allons, pas de fusion, pas de confusion; le totalitarisme n’a pas sa place mais chacun et chacune reçoit une place.

Oui, et ce qui se reçoit s’agit, ce qui est donné met en mouvement, se met en œuvre ouvrant de nouveaux possibles pour ceux qui écoutent. Je repense à ces mots de France Farago, tirés de la pensée de Kierkegaard : « la froide raison ne suffit pas pour devenir un homme, il y faut [l’ardeur d’une vive résolution, il faut se vouloir soi-même,] choisir d’exister au lieu de se laisser aller à la dérive, [fût-ce au sein du confort] »1.
Choisir d’exister. De même la foi n’est pas qu’une question de froide raison, elle est également cette « raison que la raison ne connaît pas », cette “raison” qui s’enracine dans le coeur, c’est à dire au plus près de notre être, de ce que nous sommes donc aussi de notre corps, et pas seulement de nos idées, de nos réflexions. Nous recevons la foi dans tout ce que nous sommes, nous la vivons avec ce que nous sommes. Nous recevons d’exister, mais c’est une existence à laquelle nous sommes invités à dire « oui » dans le concret de nos existences. Un oui qui est confiance, liberté et qui se fait mise en route.

Finalement c’est ce que Thomas et Philippe ont compris en osant manifester à Jésus leurs doutes et leurs incertitudes. Le chemin qui nous est proposé par celui-là même qui est la Parole, c’est justement le chemin de la Parole : parole qui vient du coeur, parole qui vient de Dieu. Parole libre, parole vraie en laquelle il est offert à chacun une place bien marquée, qui ne sera pas confondue. Cette parole qui nous a été manifestée en Jésus-Christ n’est pas discours lénifiant  ni règlement de compte agressif ; elle n’est pas une suite de mots vides et creux, et n’est soumise à aucune stratégie, à aucun faux-semblants. Elle n’a pas besoin d’effets de manche ; elle n’use pas de violence mais s’adresse à chacun en particulier, à chaque un en personne. Pour nous emmener vers l’Amour : un amour qui peut s’exprimer et se vivre de bien des façons, car il y a plusieurs demeures ; plusieurs maisons bâties sur le roc de la Parole, qui nous bâtit à notre tour comme autant de pierres vivantes qu’aucune tempête ne saurait perdre.

Des pierres vivantes qui peuvent alors laisser agir en elles la Parole pour, qu’à travers la résurrection du Christ, cette Parole opère de plus grandes oeuvres encore. Ce que nous dit Jésus, c’est que son absence “là où on l’attendait” est promesse d’une dynamique insoupçonnée, créatrice de vie aujourd’hui encore. Promesse d’une présence autre, mystérieuse, Lui le “consolateur”, “l’Esprit de Vérité” , comme le nomme ensuite l’évangéliste. Nous en sommes les témoins, au coeur même de notre vie, témoins confiants de cette espérance.

Et pierres vivantes fondées dans la Parole, nous sommes parties prenantes d’un monde en construction, où nous pouvons être, aujourd’hui et demain, ponts et chemins, les uns pour les autres, les uns avec les autres.

(1) France FARAGO, « Sören Kierkegaard. L’épreuve de soi »


Prédication à deux voix des pasteures  Claire Des Mesnards et Violaine Moné , extraite du culte du 10/05/2020.
https://www.youtube.com/channel/UC9tDagIjYLXeoUr7rQ5llgA

 

 

Texte biblique : Jean 14, 1-12

1Que votre cœur ne se trouble pas. Mettez votre foi en Dieu, mettez aussi votre foi en moi. 2Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père. Sinon, vous aurais-je dit que je vais vous préparer une place ? 3Si donc je m’en vais vous préparer une place, je reviens vous prendre auprès de moi, pour que là où, moi, je suis, vous soyez, vous aussi. 4Et là où, moi, je vais, vous en savez le chemin.5Thomas lui dit : Seigneur, nous ne savons pas où tu vas ; comment en saurions-nous le chemin ? 6Jésus lui dit : C’est moi qui suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père sinon par moi. 7Si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père. Et, dès maintenant, vous le connaissez et vous l’avez vu. 8Philippe lui dit : Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. 9Jésus lui dit : Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ? Celui qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire, toi : « Montre-nous le Père ! » 10Ne crois-tu pas que, moi, je suis dans le Père, et que le Père est en moi ? Les paroles que, moi, je vous dis, je ne les dis pas de ma propre initiative ; c’est le Père qui, demeurant en moi, fait ses œuvres. 11Croyez-moi : moi, je suis dans le Père, et le Père est en moi. Sinon, croyez à cause des œuvres elles-mêmes. 12Amen, amen, je vous le dis, celui qui met sa foi en moi fera, lui aussi, les œuvres que, moi, je fais ; il en fera même de plus grandes encore, parce que, moi, je vais vers le Père ;