Espérer contre toute espérance

 Extraits de sa conférence :

« ….L’espérance est difficile !  Car elle ne repose sur aucun savoir objectif ou raisonnable. Elle relève d’une conviction, d’une confiance, d’une foi.

Espérer c’est croire que malgré les démentis du temps présent, des perspectives nouvelles sont offertes, que malgré le mal, la souffrance, l’injustice, d’autres possibilités de vie sont ouvertes. C’est ainsi que Paul caractérise la démarche d’Abraham (Gn 12,1) : « Espérant contre toute espérance, il crut… » (Rm 4,18).

L’espérance est, par conséquent, une composante essentielle de la foi chrétienne. Elle est également attestée dans de nombreuses religions et spiritualités. Pour autant les croyants n’en ont pas le monopole, même s’ils peuvent avoir une façon spécifique de la comprendre.

 L’espérance toujours interrogée

De tout temps, l’espérance personnelle ou collective a été interrogée, critiquée, suspectée et même parfois moquée.

  • D’abord parce qu’il est incontestable que la vie humaine et celle du monde ont souvent des aspects désespérants.
  • l’espérance est problématique. Car comment espérer devant tant de démentis à l’espérance ?
  • Elle peut aussi être considérée comme une illusion trop facile, quand elle permet de s’évader artificiellement des dures réalités de l’histoire. Ainsi on a souvent reproché aux Eglises de réduire l’espérance à une consolation dans l’au-delà, voire à une récompense pour les souffrances endurées pendant la vie sur la terre. Calvin dénonçait déjà cette fuite hors du monde quand on veut, disait-il, « enfermer Dieu au ciel ». [1]
  • Si on se tourne du côté des grandes espérances laïques qui prétendaient changer le monde, orienter l’histoire ou transformer l’humanité, on doit bien constater qu’elles ont échoué à maintenir l’espérance au cœur de la société.

 

  • Les obstacles contemporains à l’espérance
  • Ce sont d’abord les difficultés d’ordre économique et social rencontrées. Même si les plus démunis ne sont pas toujours ceux que l’on voit et entend le plus ! Ce qui est sûr, c’est que dans certaines parties du pays, qui sont parfois de quasi ghettos, apparaissent des formes nouvelles et dramatiques de pauvreté et d’exclusion. Les fameux « territoires perdus de la République »! Cela génère, notamment chez les plus fragiles, des craintes qui, pour être irrationnelles, n’en sont pas moins bien réelles, des peurs de déclassement, des sentiments de rejet ou d’abandon.
  • Du coup, derrière les revendications matérielles, se cachent aussi souvent des détresses qualitatives. Ceux qui travaillent dans la diaconie et l’entraide le savent bien. Dans une société durement compétitive où domine le souci de la rentabilité et de la performance, l’individu se désespère de ne pas être à la hauteur des résultats attendus de lui ou des objectifs qu’il se donne lui-même. La dépression, la souffrance au travail, sont les pathologies d’un sujet qui en vient à douter de sa propre valeur jusqu’à perdre l’estime de soi.
  • Cette crise du sens est alimentée et accentuée par un effacement ou un éclatement des valeurs et des repères qui permettaient de vivre ensemble et de comprendre le monde. Il est de plus en plus difficile de se situer dans une réalité qui se complexifie, où tout bouge et évolue très vite. La vie est envahie et bousculée par un flux incessant d’informations nouvelles, de découvertes, de mutations. La société n’est plus solide, dit un sociologue, elle est devenue « liquide » avec ce que cela implique d’incertitude. [2] On comprend que, dans ce contexte, les inquiétudes et les solitudes se généralisent et se dramatisent.
  • D’autant que l’individualisme fait des ravages, le narcissisme est même revendiqué comme une aspiration légitime et positive ! [3] Ce que chacun recherche et espère c’est son épanouissement personnel dans une satisfaction immédiate de ses désirs, sans un réel souci de ceux des autres.

Ce qui importe c’est que je me réalise, que je trouve ou retrouve une forme de bien-être par la méditation et toutes sortes de techniques à la mode, dont les manuels prolifèrent sur les rayons de librairies et les halls de gare ! Mais plus une société accorde d’importance et d’indépendance aux individus, plus elle devient épuisante pour eux. Car chacun est seul, renvoyé à lui-même dans une quête insatiable de reconnaissance et de sécurité.

  • S’installe alors tout naturellement la méfiance et la peur de l’autre différent (par la religion, la culture, la nationalité, l’âge…), sur fond de mondialisation redoutée, dans ses aspects économiques, démographiques, migratoires, religieux. La possibilité de vivre ensemble est interrogée. On ne fait plus crédit à rien ni à personne. Or, on le verra, l’espérance a partie liée avec la confiance.
  • Pour toutes ces raisons trop schématiquement et rapidement évoquées, on peut comprendre que l’espérance se soit effacée de notre société. Cela s’est même aggravé, si l’on en croit la récente enquête annuelle Ipsos publiée le 16 septembre dernier [4], dans laquelle se dessine, je cite, « le portrait d’une France pessimiste sur son avenir. » [5] Ce climat de morosité est largement orchestré et amplifié par les médias et les réseaux sociaux. Les informations positives et réjouissantes sont à peine relayées. Par contre on guette avec gourmandise le « couac », ce qui ne va pas, pourvu que cela fasse le buzz.

Même les appels légitimes à une prise de conscience concernant l’avenir de la planète s’énoncent souvent de manière tellement catastrophiste et dramatique, qu’ils enfoncent dans la peur et la désespérance, plus qu’ils ne mobilisent de manière dynamique.

On constate un envahissement des « passions tristes » pour reprendre les termes de Spinoza, témoignant d’une forme de burn out sociétal et démocratique. Une société inquiète face à un avenir incertain, une société en panne d’espérance qui a du mal à envisager demain.

Le problème est alors de savoir, écrit Frédéric Boyer, « si nous pouvons vivre sans désir de transformation, si nous pouvons vivre les uns avec les autres sans cette croyance en quelque chose de possible autrement, radicalement, et si nous pouvons vivre l’habitation de ce monde, de cette existence temporelle, sans le désir de les imaginer, de les changer, de les rendre autres, meilleurs ou différents. » [6]

 

Pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation, je voudrais maintenant souligner trois caractéristiques de l’espérance chrétienne, souvent oubliées dans notre société, car à contre-courant de ses orientations, et qui, pourtant, pourraient lui permettre de retrouver l’espérance.

 

  1. Espérer s’enracine dans la fragilité

 

2.1 L’espérance naît du manque

 

  • L’espérance ne vient jamais au monde dans la tranquillité, ni la pleine satisfaction. En effet, espérer c’est reconnaître et assumer l’imperfection et la vulnérabilité.

Voilà qui interroge l’ambition démesurée, le rêve de toute-puissance sur lesquels se construit notre société. Adossée aux progrès scientifiques et technologiques, elle en vient à occulter la finitude humaine, comme on le voit, par exemple, dans les perspectives ouvertes par le transhumanisme.

Alors si l’humain se suffit à lui-même, pallie tous ses manques et répare ses éventuelles défaillances, il n’y a plus de place pour l’espérance. Puisque sa visée c’est justement de rechercher un bien dont on se sent privé.

La société de consommation participe de ce même climat. On y est tellement plein de tout et de soi-même, que l’on ne désire plus rien, que l’on n’espère plus rien.

Et si ce n’est pas le cas, si l’on n’est pas aussi bien nanti que d’autres, alors on aspire à le devenir sans tarder. L’espérance se réduit alors à de maigres espoirs matériels qui n’ont d’autre finalité que de combler nos manques au plus vite.

Mais pour qu’advienne véritablement l’espérance, l’humain doit assumer ses fragilités et ses limites.

  • La psychanalyse nous a, par ailleurs, appris que le désir humain ne se logeait pas dans le comblement de tous ses besoins. C’est même là qu’il s’éteint. C’est dans l’incomplétude et le manque que peut advenir une parole de désir, c’est-à-dire déjà une forme d’espérance.

Peut-être connaissez-vous cette histoire. Des parents avaient un enfant qui ne parlait pas, sans que médecins et psychologues ne trouvent d’explication. Le père et la mère s’étaient résolus à ce silence. Un jour, vers 16 ans, alors que tout le monde était à table, le garçon prononça très distinctement : « Passez-moi le sel, s’il vous plaît. » Bouleversés, les parents lui demandèrent pourquoi il était resté muet toutes ces années. Il répliqua : « Jusque-là, tout était parfait » !

  • Plus fondamentalement on peut penser à la parabole, dite de l’enfant prodigue (Lc 15,11-32) où le besoin de consommer le monde, l’argent, les femmes, le conduit à découvrir que tout cela ne peut lui donner ce qu’il cherche. Il « rentre alors en lui-même » et, dans le même mouvement, redécouvre son Père. Celui qui n’est pas l’objet de son besoin, mais auprès de qui il espère revenir dans le monde des vivants.

Ainsi c’est la situation de manque qui suscite l’attente de ce qui peut encore advenir. C’est souvent à travers les épreuves que se construisent des recommencements possibles. Christiane Taubira énonçait récemment dans Le Monde cette belle phrase : « C’est la nuit que s’inventent tous les renversements du monde ». Toute la Bible montre que l’espérance a pour terreau l’indicible de la souffrance humaine. C’est une espérance… en dépit de.

 

  • L’espérance… en dépit de

 

  • On ne saurait en citer tous les exemples. A commencer dans le Premier Testament.

– Dès le début on voit l’espérance s’enraciner dans l’esclavage d’Israël en Égypte, puis dans son exode à travers l’aridité du désert. Une longue et difficile marche, au point que le peuple sera tenté, à plusieurs reprises, de lâcher l’espérance de la terre promise qu’il ne connaît pas, pour l’espoir d’un retour en arrière vers les « chaudrons de viande » de sa servitude égyptienne où il mangeait au moins « du pain à satiété ». (Ex 16,3).

– C’est aussi Elie, qui connaît dans le désert un semblable chemin d’épreuve et de solitude dont Dieu paraît absent. Il y fait l’expérience que la parole de Dieu qui lui rend l’espérance, qui le remet debout, qui le tourne vers demain, n’est ni dans le vent puissant, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais « dans le bruissement d’un souffle ténu » (1 Rois 19, 1-15).

– Plus tard, c’est au cœur de son exil à Babylone que le petit reste du peuple déporté reçoit les mots étonnants du prophète Jérémie : « je vais vous donner un avenir et une espérance » (29,11), alors que tout dans sa situation semble démentir cette promesse.

– On pourrait également citer les nombreux psaumes qui exprime cette espérance au creux du malheur, comme le psaume 9,19 : « Non, le pauvre ne sera pas toujours oublié, ni l’espérance des malheureux à jamais perdue ».

– Il y a bien sûr le livre et le personnage de Job : « J’espérais la lumière et la nuit est venue » (Jb 30,26). Pourtant, confronté à l’énigme du mal, il va recevoir plus que ce qu’il avait espéré dans sa souffrance et sa révolte. En même temps, il ne retrouvera pas les enfants qu’il a perdus. Ainsi la réponse à son attente « porte la marque, la cicatrice de la perte » qu’il a traversée. [7] C’est pourquoi dans la mort d’un être cher demeure toujours cette part d’inconsolable, que même l’espérance de la résurrection ne peut effacer. [8]

  • Dans le Nouveau Testament aussi l’espérance appartient aux faibles, aux exclus, aux humiliés.

– Les Béatitudes témoignent de ce bonheur que l’espérance inscrit déjà dans leur présent douloureux : « Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés. » (Lc 6,21) C’est dans ce sens qu’il faut également comprendre l’importance dans les évangiles de la figure de l’enfant, du petit, du pauvre.

– Tous ces visages renvoient, bien sûr, à celui du Christ, venu habiter la condition humaine et qui révèle Dieu, disait Luther, « sous son contraire », dans l’abaissement du serviteur et l’humiliation du crucifié. C’est l’espérance « folle » et « scandaleuse », dira Paul (1 Co 1,23), d’un messie qui partage tous les désespoirs et abandons de l’humanité, reprenant sur la croix, les mots du psaume 22,9 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46)

– Enfin quand on lit les finales des évangiles, il y a toujours, au matin de la résurrection, l’ombre portée de la croix. Ainsi, l’évangile de Jean précise qu’« il fait encore sombre » et que Marie de Magdala « pleure » (Jn 20,1 ; 11).  La confiance et l’espérance ont fait place au chagrin, à la peur, au doute, à l’incompréhension, à l’incrédulité [9]. Les disciples éprouvent la réalité douloureuse de l’absence et des espoirs déçus. Il ne leur reste que le souvenir de l’attente passée. « Nous espérions qu’il allait délivrer Israël. » (Lc 24,21) On le voit, l’espérance de Pâques est une espérance paradoxale, un « désespoir confiant » disait Luther, qui s’insinue et jaillit dans les fragilités de nos vies. A la suite du crucifié, elle n’évite pas l’affrontement au scandale du mal. Elle naît de la conscience lucide de la souffrance et du malheur.

  • L’espérance est donc donnée à ceux qui reconnaissent et assument leur finitude, leurs fragilités, leurs limites. Au fond, n’est-ce pas parce ce que l’espérance les révèle qu’elle est aujourd’hui si souvent disqualifiée, voire écartée, comme une vaine chimère ? Peut-être touchons-nous ici la réserve actuelle la plus fondamentale à l’égard de l’espérance, une défiance non pensée propre à l’individu contemporain. Il aurait d’autant plus de mal à espérer qu’il vit dans l’illusion de sa toute-puissance et de sa toute-maîtrise.

 

  1. Espérer c’est habiter le temps dans sa durée

 

  • L’espérance comme attente

 

  • Une autre tendance lourde de notre époque c’est qu’elle est gouvernée par l’instant, l’éphémère, le provisoire. On vit dans l’impatience et même l’urgence du présent. Un penseur allemand, Hartmut Rosa, parle d’une « accélération du temps » [10] Alors, le seul investissement qui vaille est dans l’aujourd’hui, le maintenant et le tout de suite. Il y a une soif d’immédiateté qui en vient à négliger le passé et le futur, c’est-à-dire la durée.

Comme en témoigne un livre de spiritualité récent, intitulé précisément Le pouvoir du moment présent. Pour son auteur, « le temps est une illusion… Plus vous êtes axé sur le temps, c’est-à-dire le passé et le futur, plus vous ratez le présent, la chose la plus précieuse qui soit. » [11] Par conséquent, ce qui importe c’est d’accueillir le jour présent sans se soucier du lendemain, car on ne sait de quoi demain sera fait. En effet, le corollaire de cet envahissement du présent, c’est que l’on n’envisage plus un temps autre, différent de celui que l’on est en train de vivre.

  • D’autant que l’avenir est devenu indéchiffrable, imprévisible, insaisissable. On craint qu’il ne soit plus difficile et dangereux qu’aujourd’hui, voire très sombre pour les générations à venir. Quand on en a une vision, elle est souvent, je l’ai dit, effrayante (destruction de la planète, collapsologie, effondrement du monde, fin de l’histoire, guerre des civilisations…). Du coup notre société semble ne plus attendre ni un temps autre, ni un autre temps. Comme si l’avenir n’était plus porteur d’un possible à désirer et à imaginer.

En témoigne, cette banderole restée longtemps accrochée sur un rond-point, près de mon village, et sur laquelle était écrit ce bout de phrase : « notre futur n’a pas d’avenir ». N’y a-t-il pas derrière ce propos désenchanté le reflet d’une terrible désespérance ? Le mot d’ordre aujourd’hui semble être : « on n’attend plus rien ». Or ne plus rien attendre, c’est renoncer à espérer. Car l’espérance a à voir avec l’attente, c’est même attendre l’inespéré.

  • En hébreu biblique le verbe que l’on traduit en général par espérer, signifie littéralement être tendu vers. Et le substantif qui en dérive, que l’on traduit par attente ou espérance, peut désigner le fil ou le cordon que l’on attache. Cela signifie que cette attente qu’est l’espérance n’est pas la simple anticipation d’une éventualité. Mais c’est vraiment être lié à ce qu’on attend, ce vers quoi on tend, même si cela peut paraître raisonnablement impossible, même si on ne peut encore le voir. [12] En effet, écrit Paul, « voir ce qu’on espère, ce n’est plus espérer » (Rm 8,24). L’espérance ne repose donc pas sur des preuves, mais sur une promesse en laquelle on croit. La promesse d’un Dieu aimant qui « aimante » notre présent, l’oriente, le transforme et permet de le vivre déjà autrement. C’est donc une confiance, une foi, en ce qui est déjà donné, mais pas encore possédé pleinement, ce qui est encore à venir et qui pourtant permet d’espérer dans le présent. Pour reprendre la belle formule de Frédéric Boyer, « espérer c’est recevoir sans posséder » [13]

 

3.2 Espérer c’est inscrire l’avenir dans le présent

 

  • Par conséquent, espérer c’est inscrire l’avenir dans le présent. En effet, écrit Paul, « Aujourd’hui, nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais alors, nous verrons face à face. A présent, ma connaissance est limitée, mais alors, je connaîtrai comme je suis connu. » (1 Co 13,12)

Ainsi l’espérance ouvre ce temps entre la promesse et sa réalisation. C’est le temps de la patience, de la « persévérance », dit encore Paul (Rm 8,24). Mais ce n’est pas, pour autant, un temps vide. Car ce que l’on attend, que l’on ne voit pas, que l’on ne connaît pas encore de manière précise, s’anticipe déjà dans le présent par des actes et des paroles qui permettent de le vivre autrement.

  • Tel est le sens des miracles de Jésus. Ils mettent en scène des êtres humains dans la détresse, aux prises avec des expériences de privation : la faim, la maladie, le rejet social, la peur de la mort… Et Jésus intervient dans ces situations-là, pour rendre à l’être humain asservi sa liberté, à celle ou celui qui est diminué sa plénitude. Les miracles constituent déjà des actes de salut, ici et maintenant, anticipant son plein accomplissement encore à venir. Ils sont signes du Royaume, signes de résurrection. Ils annoncent que l’espérance dernière bouleverse dès aujourd’hui les conditions de l’existence présente.
  • C’est pourquoi, contrairement à une idée reçue, le temps de l’espérance n’est pas seulement le futur, ce n’est pas une évasion de la réalité vers un ailleurs, mais elle mobilise pour l’action déjà dans le présent. Elle suscite, de la part de ses témoins, des paroles et des actes qui donnent à ce monde des raisons d’espérer. Les miracles d’aujourd’hui ne sautent pas toujours aux yeux. Il faut parfois les discerner dans les turbulences du quotidien, les reconnaître et en être reconnaissants. Espérer c’est donc inscrire l’avenir dans le présent. C’est toujours articuler le déjà et le pas encore, en ne renonçant ni à l’un ni à l’autre.
  • Ainsi on ne saurait réduire l’espérance de la résurrection à ce qui vient après la mort, car elle est déjà à l’œuvre aujourd’hui comme expérience d’une vie nouvelle. Mais on ne peut davantage ramener la vie éternelle au seul présent d’une existence renouvelée, comme s’il n’y avait pas un après la mort promis, espéré, une plénitude de vie que nous ne connaissons pas. Je suis frappé de constater que dans bon nombre de cultes d’obsèques on ne parle plus de la foi en un après, après la vie, après la mort. Alors même que les deux sont liés. C’est parce qu’il y a un encore à venir que le présent peut être déjà transformé et gardé dans l’espérance. Ce sont, dit Paul, « les arrhes de notre héritage, jusqu’à la délivrance finale où nous en prendrons possession. » (Eph 1,14).
  • C’est ici que l’on perçoit la différence entre espoir et espérance, puisque dans la langue française, le verbe espérer a donné ces deux mots. L’espoir imagine son objet de manière précise et il veut le posséder. L’espoir se réalise ou pas. Il disparaît dans sa réalisation ou il se désespère de son échec. (J’espère réussir mon bac) L’espérance demeure car elle sait qu’elle ne se réalise jamais pleinement dans le temps présent. Même si elle n’a pas une connaissance précise de l’avenir promis, il suscite une confiance qui oriente déjà le présent. Nous espérons parce que nous croyons que l’ultime de notre vie est dans la main de Dieu.

 

  1. Espérer c’est faire place à l’Autre

 

En effet, les humains peuvent-ils vivre sans le désir et la promesse d’un autre à venir, d’un « autrement », d’un ailleurs, qui les arrachent aux servitudes du présent et les tirent en avant vers de nouveaux possibles ?

 

  • Espérer avec l’autre et pour l’autre

 

  • Or, aujourd’hui, dans de multiples domaines il n’y a plus de place pour l’autre.

– Ainsi dans le champ religieux, c’est le fanatisme et le fondamentalisme qui n’acceptent pas d’autre vérité, si ce n’est celle, unique, qu’ils trouvent dans la lettre immuable des textes. Vérité parfaite, immédiate, absolue qui anéantit par conséquent toute quête, toute recherche, toute liberté d’interprétation.

– Sur le plan sociétal, c’est le risque du localisme, du régionalisme, du nationalisme, du communautarisme qui rejettent l’autre différent. On a le sentiment que l’individu contemporain se suffit à lui-même, qu’il n’a pas besoin des autres et craint d’être envahis ou régentés par eux (Cf. la théorie du « grand remplacement »).

  • Du coup, ce qui contribuait à faire ou à créer du lien avec autrui est suspecté. Les solidarités s’affaissent, le politique est disqualifié, les corps intermédiaires ignorés, les institutions démocratiques méprisées et contournées, les médias discrédités.

On ne fait plus confiance à rien ni à personne. Le complotisme est à la mode (on le voit encore en ce moment avec la catastrophe à l’usine de Rouen). Pour connaître, enfin, la vérité vraie, on s’en remet aveuglément aux réseaux sociaux, précisément parce qu’ils ne rassemblent que des semblables ! On est dans l’univers du même. Celui de la tour de Babel (Gn 11,1ss) où les hommes pensent qu’il faut parler la même langue et être tous pareils pour avoir la puissance des dieux. Il importe de résister à cette prétention de l’humain, quand il se pose comme son propre fondement. L’espérance n’a pas sa place dans cette autosuffisance mais elle est dans l’ouverture à l’autre, au prochain. Espérer c’est reconnaître que nous ne pouvons vivre sans les autres et réciproquement. Sauf à mourir de nos enfermements. Car alors le sujet n’a plus que la violence et la colère pour sortir de l’univers clos dans lequel il s’est enfermé ou laissé enfermer. (Nous en avons eu la démonstration au cours de cette année).

  • On voit en quoi l’oubli ou le refus de l’autre est au fond une maladie de l’espérance. Car toute la Bible en témoigne, espérer c’est être relié aux autres et à l’Autre qui est Dieu.

C’est pourquoi, si l’espérance a une dimension individuelle, elle a aussi forcément une dimension collective. Ainsi, dans l’Ancien Testament, l’insistance sur la réalité du « peuple d’Israël » ou la notion de « Royaume » dans le Nouveau. De nombreux textes rappellent que l’espérance pour aujourd’hui, comme celle encore à venir, concernent toute la création. « Nous attendons, selon la promesse, des cieux nouveaux et une terre nouvelle ou la justice habitera » écrit Pierre (2 Pi 3,13). [14] On pense aussi à Paul rappelant aux Ephésiens « le dessein bienveillant » de Dieu « pour mener les temps à leur accomplissement : réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. » (Ep 1,9-10).

Enfin comment ne pas citer à nouveau l’épître aux Romains quand l’apôtre parle de « la création entière qui attend avec impatience la révélation des fils de Dieu », c’est-à-dire les chrétiens. Par les mots et les gestes d’espérance qu’ils posent ici et maintenant, la création « garde l’espérance, car elle aussi sera libérée » Mais en attendant elle « gémit dans les douleurs de l’enfantement », comme nous aussi « nous gémissons attendant la délivrance. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance ». (Rm 8, 18-24) Ce texte important rappelle la tension déjà évoquée du « déjà » et du « pas encore » qui est au cœur de l’espérance chrétienne. Il souligne aussi la dimension globale de cette espérance qui concerne chacun-e, mais aussi l’histoire, le monde, toute la création. Enfin il dit l’importance de la prière, modalité de l’espérance, qui se fait « gémissement », c’est-à-dire appel à un Autre pour qu’il vienne en aide à notre faiblesse (8,26) ou à notre détresse.

Luther dira que nous « sommes des mendiants » qui ne peuvent vivre que de l’espérance reçue de Dieu par pure grâce. A l’image de ceux que Jésus met en exergue dans les évangiles : les enfants, les petits, les pauvres. C’est-à-dire ceux qui quêtent, qui recherchent, qui attendent, qui appellent.

 

4.2 Appelés à l’espérance

 

  • Dans la Bible appeler c’est espérer. En effet, la parole d’appel, la prière, le cri dans la nuit du mal, c’est ce qui reste quand il n’y a plus rien. C’est dans ce rien porté vers un autre que se loge l’espérance. Ainsi Kierkegaard disait que si « Dieu a tout donné et tout repris » à Job, « il lui reste la parole » [15]

l’appel est le premier pas de l’espérance parce qu’il désigne ce qui n’est pas et il attend qu’une voix réponde ou appelle. C’est sans doute pour cela que dans notre société individualiste, peuplée de solitude, les gens laissent constamment leur portable allumé. Ils attendent d’être appelés. Car être appelé ce n’est pas rien, être appelé c’est exister pour un autre et être encore en relation avec lui, c’est compter pour lui puisqu’il m’appelle.

 

A l’image de Dieu qui dit par la bouche d’Esaïe « Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi, je suis ton Dieu, ton Sauveur » (Es 43,1-3).

 

  • Encore faut-il avoir, je l’ai dit, quelqu’un à appeler. C’est dire que le déficit d’espérance aujourd’hui est certainement lié à l’effacement du lien à l’autre, mais aussi de toute référence à Dieu dans notre société sécularisée, de toute relation à une transcendance, c’est-à-dire à une réalité tout-autre, que celle visible, observable, mesurable, quantifiable, consommable. Au fond la crise de l’espérance ne serait-elle pas l’expression d’une crise spirituelle.

 

 

Conclusion

Il y a là un chantier passionnant et une responsabilité exigeante pour les chrétiens, les Églises et pour bien d’autres.
Je suis convaincu que notre tâche est là.
En un temps où le sens et les repères s’effacent, il s’agit de partager et susciter par nos paroles et par nos actes des raisons d’espérer dans une société qui pense ne plus en avoir. Témoigner, dans ce monde, d’une Parole à la fois porteuse d’espérance et critique envers tout ce qui empêche l’espérance.
La tâche est difficile et peut paraître insurmontable, sans la relation à Celui en qui repose l’ultime de nos vies. Seule la confiance imprenable en sa promesse nous permet de croire et de dire que, décidément, il est possible d’« espérer contre toute espérance ».

Michel BERTRAND