Isolement, solitude et relation
Ce temps de confinement, « de distanciation sociale », marque t-il un temps de vie ou de survie ? Nous n’avons pourtant pas à nous plaindre, nos besoins fondamentaux sont assurés : nous nous nourrissons, nous dormons, nous lisons, nous restons en lien grâce aux nouvelles technologies… D’un côté tout semble normal, l’essentiel est à disposition. Pour ceux qui ont la chance d’être confinés en famille, le visage du proche est encore là. D’un autre côté, toute vie sociale semble comme suspendue. Hors des limites du foyer, le visage de « l’Autre » que je n’ose plus appeler « prochain », ne se croise désormais que brièvement une à deux fois par semaine, dans la superette du quartier, et encore, sous un masque. C’est comme si, tout à coup, nous étions bannis du monde, au point certains jours, de faire monter chez les plus individualistes d’entre nous un sentiment d’isolement. Pourtant, avant cette pandémie, que n’aurions-nous donné contre quelques semaines de calme, loin du monde, afin de gagner sur le rythme effréné de nos vies un peu de temps pour lire, cultiver son jardin… enfin seuls, délivrés des contraintes de la vie sociale ! C’est ici le paradoxe : la crise que nous traversons met en évidence, s’il était besoin de le faire, que nous ne supportons ni l’isolement total, ni la présence continue des autres. Une solitude prolongée suscite en nous un désir ardent de présence des autres. Et une vie relationnelle intense, crée chez nous un désir de solitude ! Cette alternance solitude-présence apparaît comme une loi fondamentale de l’équilibre de notre être. Solitude et présence s’appellent l’une l’autre, la qualité de l’une étant conditionnée par la profondeur de l’autre.
Ceci est vrai, me semble t-il, à condition toutefois de ne pas confondre solitude et isolement. Car chacun en aura fait l’expérience : on peut se sentir très loin de ceux qui nous entourent au milieu de la foule, et très en lien avec ses proches, même en ces temps de confinement qui séparent les corps mais pas les esprits. L’isolement n’est pas la solitude : si le sentiment d’isolement détruit, des temps de solitude peuvent se révéler nécessaires et constructifs. Ce qui fait dire à Dieu en Genèse 2,18 « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », tout en l’envoyant régulièrement au désert afin de lui permettre de cheminer dans la foi et de creuser, de raviver en lui le désir de relation au prochain et à Dieu. L’homme est un être complexe, qui ne peut exister, s’épanouir, que par et dans le jeu de la relation. Et pourtant, dans le même temps, il n’est pas que relation, il est aussi un être qui se nourrit de moments de solitude qui lui sont tout autant essentiels. L’homme est cet être étrange, toujours inquiet, qui ne trouve sa paix ni dans la solitude où l’angoisse le saisit, ni dans la présence aux autres qui très vite le déçoit et ne le comble plus. Car pour supporter une solitude totale il faudrait avoir en soi une plénitude, une auto-suffisance que l’homme n’est pas. Et de manière équivalente, aucune relation humaine ne peut non plus le combler totalement. L’homme ne trouve donc ni en lui-même, ni dans les autres la plénitude qu’il recherche. Ceci n’est pas un incident de parcours dans la crise du coronavirus que nous traversons. Ce creux que nous ressentons est le signe d’un manque profond toujours là, creux dans lequel l’homme de foi peut voir le signe d’un appel de Dieu qui en suscitant le manque, crée du même coup le désir de rencontre.
Le couple relation-solitude ne se pose donc pas en termes d’opposition, mais de complémentarité. L’homme est un être solitaire et communautaire qui a besoin tout à la fois de solitude et de relation pour se trouver lui-même et pour trouver Dieu. La solitude n’est donc plus, pour l’homme de foi un isolement qui coupe, mais l’occasion de développer une attention nouvelle à une Présence qui lui donne rendez-vous aussi bien dans les solitudes de ses déserts que dans les relations humaines. La solitude et la relation sont des chemins qui peuvent conduire à une intériorité habitée de l’Esprit de Dieu. Et c’est dans la fréquentation de cette présence discrète que peut se redécouvrir la joie d’une véritable présence à soi, au monde, aux autres.
Toute traversée du désert est à la fois épreuve et temps privilégié. Épreuve qui nous dépouille de nos pseudo-sécurités. Mais aussi temps privilégié où, simplifiés, dépouillés, ne pouvant plus tricher, nous sommes amenés à assumer en vérité notre radicale pauvreté, et à ressentir la proximité de Dieu, à prendre conscience de notre vraie faim et de notre vraie soif. On choisit rarement son désert, qui est vécu différemment selon les personnes et selon les jours. Il peut être ressenti comme une période de doute, d’aridité, de rupture, qui donne l’impression de tourner en rond… Un temps où le poids de l’isolement d’avec les proches se fait particulièrement sentir, où la maladie et la crainte du virus prennent soudain toute la place. Ce peut être aussi un temps où chacun de nous, enfant prodigue d’un Père en attente, se rappelle que la vie est un exode vers la terre promise d’une relation retrouvée à son Dieu. La solitude nous rappelle que se convertir c’est, chaque matin, sortir de soi-même, changer de direction, pour marcher vers une relation renouvelée. Laissé à lui-même l’homme est un être dont les faims sont assez élémentaires. Il faut souvent toute une vie pour que l’homme ait le temps de découvrir qu’à travers ses multiples faims, il a surtout faim d’être aimé et d’aimer en retour.
Lionel Tambon, le 26 avril 2020