Les bergers sont les parents pauvres de Noël. Mais non, me répondrez-vous sans doute, on les voit partout, ils sont dans la crèche des santons, sur les tableaux de l’histoire de l’art. Oui mais qu’est ce que cela nous dit à leur sujet ? Ils ont l’air « plantés » là, comme des souches d’arbres. Les mages au moins, on les connait, on sait qu’ils ont voyagé,  qu’ils viennent de très loin, qu’ils apportent des cadeaux. Mais les bergers, ce sont des locaux. C’est  banal. Ça leur donne un petit côté écolo. Ils auraient pu venir à Bethléem en vélo. Ils sont là. Ils sont déjà là. En décoration, comme des sapins.  On les aime bien au pied de la crèche, mais bon, ça leur fait une belle jambe. Mais en quoi ça nous parle ? Cherchez-les dans les pubs qui aiment tant exploiter les symboles religieux populaires. Vous ne les trouverez pas. L’univers publicitaire les ignore.

Il faut dire qu’ils ont un concurrent de taille : les fameux « rois mages »(qui n’étaient ni trois ni rois) ont raflé la mise et clairement débouté les bergers..Mais bon, ‘y a pas photo, hein. Les mages sont tellement plus médiatiques ! Drapés à l’orientale, mystérieux, voyageurs, astrologues, « colorés », ils sont exotiques à souhait ! Guidés par une étoile, et, comble de tout : porteurs de cadeaux précieux pour un petit enfant : vous avez là tous les ingrédients  pour les besoins de la magie commerciale et consumériste de Noël.

Quelle ironie, quand on y pense : quand l’Orient nous arrive par des clichés, il est accueilli à bras ouverts. Mais allez dire que les mages viennent de Perse, autrement dit : ils sont probablement iraniens, c’est tout de suite moins idyllique ! Seraient-ils arrivés jusqu’à chez nous ?

Mais alors, les bergers ! Ils sont au bas de l’échelle. Pas médiatiques pour un sou. A l’opposé des mages qui ont belle allure. Vous avez remarqué ? ils sont toujours beaux, bien rasés, parfumés, élégants, et magnifiquement vêtus. ils ont fait des milliers de km mais ça ne se voit pas : on dirait qu’ils sortent tout droit d’un défilé de mode.

Les bergers, eux, on ne peut pas faire autrement que les imaginer en tenue de travail, de la terre sous les chaussures, de la paille dans les cheveux, et l’odeur des bêtes sur leur vêtements..Pas très porteur comme profil pour promouvoir un parfum de luxe, un bijou, ou le i-phone 14. Pire encore : ils n’ont même pas de cadeau ! Rien à offrir.

C’est pour ces raisons et bien d’autres encore que je les aime, ces bergers, et que je voudrais vous partager ce qu’ils évoquent pour moi, car l’évangéliste Luc qui nous les a fait connaitre ne les a pas mis  dans son récit pour faire joli. En fait, très sensible aux exclus de son temps, il n’oublie jamais de mettre le projecteur sur les être méprisés que son époque a relégué dans l’ombre et que Jésus rencontrera personnellement : femmes, mendiants, étranger, lépreux, prostituée, veuves, mais aussi collecteur d’impôts, soldats et autres. Les bergers en font partie, ils avaient la vie dure, bien plus dure que leurs ancêtres qui veillaient sur les troupeaux d’Abraham. Tenus à l’écart (la distanciation sociale ça ne date pas du covid) ils étaient considérés comme des gens impurs du fait de leur métier, de leur contact quotidien avec les animaux. En plus de mauvaise odeurs, on leur taillait une réputation de vaurien et de voleur. Les bergers  de cette époque, écrit un auteur, « vivent sur les sentiers, s’endorment sous les étoiles, et ne pensent jamais à demain car il faut d’abord venir à bout d’aujourd’hui. » C’était les invisibles de la société que personne n’écoute.

Cette nuit-là, comme toutes les autres nuits, ils veillaient sur leurs troupeaux. Mais ce premier Noël va tout renverser :
1) Tout d’abord, un ange, c’est-à-dire un messager, s’adresse aux bergers. Autrement dit, quelqu’un vient vers eux pour leur parler. Ça fait longtemps que ça ne leur était pas arrivé ! Et ce n’est pas seulement pour les saluer c’est pour leur annoncer, à eux, une « mega » nouvelle : la venue de celui que tout le monde attend depuis des siècles : un Sauveur, qui est le Christ. Ce messager aurait pu se rendre à la synagogue, il aurait pu s’adresser à des théologiens, à des religieux, à une assemblée en prière, aux pharisiens et autres bons élèves de la foi, bref : aux pratiquants ! Et bien non, il va parler à des bergers, à ceux qui vivent dehors. Ainsi, les derniers de la société deviennent les premiers témoins d’une nouvelle qui va changer le monde.

Les bergers percutent tout de suite, même s’ils ne sont pas théologiens. C’est que le messager, il parle leur langue ! Il leur dit : « vous trouverez un nouveau né emmailloté et couché dans une mangeoire ».
La mangeoire, ça leur parle, aux bergers : c’est leur outil de travail ! Le Fils de Dieu vient à l’intérieur même de leur vie concrète, au cœur de leur quotidien. Non pas dans le ciel, non pas comme un roi, ni comme un chef de guerre, mais dans une gamelle à bestiaux, dans leur vie de tous les jours.

Et, cadeau, par grâce, pour le plaisir des oreilles, le messager leur offre un concert en live, en pleine nuit et en plein air. Gratuit. A la belle étoile. Une chorale du feu de Dieu car présentée comme une « armée céleste ». Génial, ce clin d’oeil de l’évangéliste Luc à des bergers qui ne fréquentent pas le monde du spectacle, des chorales ou des concerts ! Quel contraste … Franchement, c’est « stylé » comme disent les jeunes. Les barrières sociales et culturelles sont pulvérisées. Par une armée « céleste » , autrement dit,  le Seigneur met les grands moyens pour les petites gens. Un concert de haute volée, ils ne l’ont pas volé ! Noël, en avant -première pour ceux qui sont toujours les derniers.

2)Ensuite, il y a le départ des bergers. Du fait que la naissance du Sauveur est  à Bethléem, les bergers vont quitter leurs troupeaux sur le champ. Mais enfin, ça ne se fait pas quand on est responsable de ses bêtes !  En plus, les bergers n’ont même pas d’assurance tous risques !
Mais voilà : L’Evangile de Noël ne prévient pas : pas de pré-avis, pas de formulaire à remplir  ni autorisation pour y participer.  Et voilà que tout le monde est pris au dépourvu par un gars en pleine nuit, qui de sa lumière blanche, vous éblouit, et vous plonge ensuite dans un « mega » concert en plein air. D’ailleurs, au début, nous dit le texte, les bergers ont peur, et le messager devra les rassurer.

3)Ce n’est pas tout : un détail retient mon attention à la lecture de cet Evangile de Noël : les bergers,nous dit-on, se dépêchent, ils partent « à la hâte ». Pourtant, au Proche-Orient, on ne court pas, sauf ..quand il y a le feu. Alors, comment comprendre cela sinon qu’ à Noël, en compagnie des bergers, c’est le pied !  Et oui, c’est la course, non pas celle qui provoque des embouteillages dans nos villes les jours qui précèdent Noël. Non pas la course folle aux magasins avant les fêtes. Non, il s’agit d’une toute autre course. Courir, non pas pour arriver quelque part  mais courir parce que la joie ne peut pas attendre, elle doit se partager, se propager.

4)Enfin, aussi curieux que cela puisse paraitre, on ne prend pas rendez-vous pour vivre Noël, nous fait comprendre l’évangéliste Luc. Noël arrive quand il vous arrive. Le message de l’ange aux bergers est le suivant : un enfant vous est né. C’est écrit comme ça dans nos bibles. Drôle de formule ! Elle laisse entendre aux bergers que cet enfant est né pour eux. C’est bizarre  ça, vous ne trouvez pas ?  Un bébé ne nait pas « pour » quelqu’un. Il naît. Une naissance est un miracle en soi, et n’a pas besoin d’objectif.

Et pourtant : « Il vous  est né. Ce petit pronom de quelques lettres est d’une importance majeure. Et il est adressé aux bergers. Ce que je comprends ici, c’est que Noël, c’est plus qu’un faire -part de naissance. Noël, c’est ce -qui –vous -arrive. C’est ce qui nous arrive, à travers nos nuits, nos moment de doute, nos silences, nos questions, nos impasses. C’est ce qui se donne à voir avec le visage de la nouveauté, de l’inattendu, de la joie, de d’espérance. Et c’est alors qu’on peut dire qu’il fait  Noël. Chez nous, en nous, dans notre cœur.
Ainsi, Noël n’est pas une commémoration festive de la naissance de Jésus. Ni un événement du passé. Noël ne se réduit pas à un anniversaire, car un anniversaire c’est prévisible, ça tombe tous les ans à la même date. Alors que Noël ne tombe pas à une date convenue, prévue, attendue. Non, Noël c’est ce-qui -arrive-aux bergers. Noël est ce qui NOUS  arrive.

Les bergers sont arrivés à la crèche sans papiers et sans-cadeau, autrement dit les mains vides.
C’est vrai, mais figurez-vous qu’ils ont tout compris, les bergers ! Car pour recevoir, il faut faire de la place, il faut avoir les mains ouvertes. On ne parle pas la bouche pleine, que je sache. De même, pour accueillir l’autre,  il ne faut pas avoir les mains pleines.

Amen

Titia Es-Sbanti

Prédication de Noël,
25/12/2022, temple de St Césaire.