Dans cette histoire, tout le monde est à l’étroit. Trop serré, Jésus, dans cette foule compacte qui l’enserre tel un filet, le presse, le compresse. Trop serrés dans leur vie, ces pêcheurs de Galilée, qui rentrent de leur nuit bredouilles, avec des filets furieusement vides. Ils ne sont pourtant pas loin de Jésus et de la foule, mais il y a comme un mur invisible qui les sépare, une distance sociale existentielle. Ces trois gaillards ne semblent pas concernés par ce qui se passe avec Jésus et la foule. Ils ont bien d’autres choses à faire que d’écouter un prêche ! Un rassemblement ? Une messe en plein air ? C’est bon pour ceux qui ont besoin de croire, pour ceux qui ont le temps. Eux, ouvriers de la mer, ils sont dans la vie concrète, rugueuse, celle qui n’épargne pas, celle qui déçoit. Ils suent et ils subissent. Ce n’est pas le moment d’ aller prendre un pot, ni de jouer aux boules sous les platanes pour s’offrir un peu de répit et d’insouciance, ni de s’asseoir dans l’herbe pour écouter un marginal. Faut gagner sa croûte. Alors, en silence, les pêcheurs nettoient les outils, rangent les filets qui n’ont servi à rien. Bien obligés. Que voulez vous. On n’a pas le choix. Il n’y a plus qu’à serrer les dents…
Quant à Simon-Pierre, membre de l’équipe, il est comme saisi d’un vertige par ce que Jésus lui dit : quoi, retourner à la pêche ? Mais enfin, ça n’a aucun sens.. Il va pourtant obéir, mais le résultat va d’abord l’effrayer. Alors, pas de cri de joie ni d’alleluia à la vue de tant de poissons : non, c’est beaucoup trop. Simon a la gorge serrée..
Enfin, (ironie du texte ?) même les poissons qui, dans l’histoire comme dans la vie, n’ont pas vraiment leur mot à dire, sont, eux aussi, à l’étroit : encerclés par les filets, serrés comme des sardines, le poids de leur quantité, fait craquer les mailles des filets.
Ainsi, dans cette histoire et pour des raisons différentes, chacun est à l’étroit et semble avoir besoin …de respirer, et ce, de toute urgence ! Manque de vie. Manque de sens. Il faut sortir. L’Evangile Parole de vie, a besoin d’air. Pour les poissons, ce sera vite réglé. Mais pour les autres ?
Commençons par Jésus : il est étonnamment pragmatique. Une barque c’est comme un temple, ça peut servir à plusieurs choses..multi-fonctions ! Jésus monte dans l’une d’elle, laissées au bord du lac. C’est la barque de Simon. Tant mieux, il pourra lui donner un coup de main, car Jésus n’a pas le pied marin. Par contre, il maîtrise le direct : il lui faut être ni trop près ni trop loin. S’éloigner un peu du rivage pour trouver la bonne distance et, de cette foule en attente, se faire entendre. Et voilà, en peu de temps, une barque transformée en chaire, estrade et siège : un papa-mobile, une barque-porte voix pour un rabbi nommé Jésus. C’est que, tout Messie soit-il, Jésus doit s’adapter aux moyens de communication de son temps. Ni sono ni micro.
Cette installation étant faite, Jésus s’asseoit dans la barque,et, de là, se met à enseigner la foule restée sur le rivage... Ainsi, après la corbeille qui porta Moïse sur les flots du Nil, voici la barque qui porte la Parole de Dieu sur le lac de Galilée.
Ayant fini de parler à la foule, Jésus se tournera vers Simon. Comme une caméra qui s’approcherait de plus près, nous découvrons dans un tête-à -tête un dialogue plus intime : ils ne sont plus que deux, dans la barque, Jésus et Simon. Et quand Jésus s’adresse personnellement à quelqu’un, ce n’est pas pour lui dire ce qu’il sait déjà : « alors, tu n’as rien pris aujourd’hui ?» Ce n’est pas non plus pour le consoler : «c’est pas grave, ça va passer ». Non, si Jésus s’est embarqué avec Simon, c’est pour le mener plus loin : Avance en eau profonde et va jeter les filets.
Simon n’en croit pas ses oreilles : comment Jésus peut-il parler à l’encontre du bon sens ? Car Simon est un pêcheur expérimenté, il sait de quoi il parle et ce n’est pas Jésus fils de charpentier qui va lui apprendre son métier !
Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre...
Ce que ça peut peser lourd, le rien ! Chacun de nous en a fait l’expérience : nous n’arrivons à rien, tu es bon à rien, je ne vaux rien, il n’y a rien à faire, rien à l’horizon…
Or, de cette histoire que nous surnommons volontiers la «pêche miraculeuse », nous avons tendance à ne retenir que la fin. C’est ne pas prendre au sérieux le poids de l’échec et de la déception. Je vous propose qu’au lieu de nous précipiter vers un ‘happy end’, nous avancions au fur et à mesure, en éloignant notre barque d’une vision exclusivement miraculeuse. Car tout commence par la fatigue et la peine. Simon est au creux de la vague, et nous savons tous ce que cela peut vouloir dire : il y a dans nos vies des jours de désert, des périodes sans élan, des tâches quotidiennes à remplir sans enthousiasme. Il faut aller à la pêche pour gagner sa vie, mais on n’a pas (plus)la pêche.
Dans nos vies d’Eglise aussi, il y a des moments de déception et de doute où le passé nous attrape dans les mailles de ses filets et nous enferme dans des regrets stériles : «ah, c’était mieux avant ». Il y a le constat du vieillissement de nos communautés; la disparition des paroissiens piliers ; le désert pastoral ; la fragilité financière; l’usure du bénévolat…
En attendant, ce qui frappe dans notre récit, c’est que Jésus choisit le creux, la déception et l’échec pour appeler Simon à son service. D’autre part, Jésus ne lui dit pas : «viens à ma suite », il va vers lui. Puis : «avance en eau profonde et jetez vos filets ».
Est-ce une parole de réconfort ? Pas vraiment. Une promesse ? Non plus. Parce que Simon, il en revient, de la profondeur du lac : « maitre, nous avons pêché toute la nuit sans rien prendre..». Sous -entendu : j’ai déjà donné.
Et pourtant, il va le faire : «…mais sur ta parole, je vais jeter les filets.. » Ainsi, le « miracle » de cette histoire c’est que Simon va y aller alors qu’il n’y croit plus.
Il va faire le pari de la confiance en la parole d’un autre, alors que tout le pousse à la méfiance et démission. Oui, contre toute raison, contre toute logique, Simon y va, il avance. Même si, à cette époque, les eaux profondes étaient vues comme dangereuses et menaçantes.
N’est -ce pas aussi un appel qui nous est adressé ? Accepter de quitter les rives de ce que nous connaissons trop bien et partir vers la profondeur, vers cet à-venir, cet inconnu qui parfois nous fait peur ?
C’est que le Christ nous appelle à dépasser les bornes, à retrouver le goût de l’Evangile qui nous met au défi. Cette avancée en eau profonde est comme un chemin tracé vers nos propres profondeurs, celles de notre humanité, de notre intériorité.
L’Evangile n’est pas un long fleuve tranquille, c’est un défi, une audace à laquelle nous sommes tous appelés.
« Désormais, tu seras pêcheur d’humains » : pour Simon, cet appel est un véritable baptême, d’ailleurs Simon devient Pierre. Sa mission : non plus attraper des poissons qui finiront dans l’assiette mais des humains, vivants, non pour les enfermer mais pour les libérer de la fatalité et du pessimisme, pour les sortir de la litanie des «à quoi bon » et des « pour quoi faire » qui les retiennent prisonniers dans les filets de leurs vies.
N’aie pas peur…
Simon-Pierre devra commencer par lui-même et pour s’avancer dans les eaux profondes, il lui faudra faire un chemin au-dedans de lui, celui qui va des eaux troubles aux eaux claires de la confiance et de la foi en un Dieu de grâce qui fait tout craquer : les mailles des filets, autrement dit tout ce qui enferme, étouffe, fige et rétrécit.
Ce chemin s’ouvre aussi à chacun de nous : « Avance en eau profonde ». Ose lâcher ce qui te retient sur les rivages sécurisants de ta vie, ne te demande pas sans arrêt si tu as pied ou non au risque de laisser ta barque à quai.
Avance dans la profondeur, jusqu’au fond de toi, là où tu n’oses peut-être pas t’aventurer. Fais preuve d’audace. Comme disait Albert Einstein : « ceux qui pensent que c’est impossible sont priés de ne pas déranger ceux qui essayent.»
Alors ? Allons -y, ensemble, inventons, rêvons, chantons, ouvrons nos mains, dilatons notre coeur, élargissons notre regard. La pêche n’est pas terminée, elle ne fait que commencer. Oui, écoutons cette voix qui appelle chacun de nous et qui murmure : Avance vers la profondeur. Avance vers ta profondeur, vers la profondeur de ta vie.
Amen
Titia Es-Sbanti
Prédication donnée à l’occasion du Bicentenaire du temple de Saint -Césaire, le 22/05/2022.