PREDICATION DE LIONEL TAMBON
Il y a, dans la Bible, des phrases qui nous semblent évidentes :« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », l’idéal des relations humaines est là, concentré dans ces quelques mots…Et pourtant, si ce verset nous parle toujours avec la même force, c’est bien parce que nous avons du mal à le mettre en pratique ! Quelqu’un disait en souriant : « le problème avec « aimez vous les uns les autres », on le sait, c’est les autres » ! Ces autres qui pensent autrement, qui font autrement et qui nous dérangent !Aussi cette phrase : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » mérite d’être méditée jusque dans chacun de ses mots, parce qu’aucun finalement ne va vraiment de soi :
– « tu aimeras » ne va pas de soi, est-ce qu’on peut faire de l’amour une injonction ?
– « ton prochain » ne va pas de soi. Le spécialiste de la loi religieuse pose d’ailleurs la question à Jésus : mais qui est exactement mon prochain ? Est-ce que tu peux le délimiter précisément pour que je sache le reconnaître, pour que je sache qui je suis appelé à aimer, ce sera plus facile… ?
-Sans parler de ces trois petits mot : « comme toi-même ». « Tu aimeras l’autre, ce prochain, comme toi-même »…
I« Comme toi-même »
Finalement, à bien y réfléchir, cette phrase a de quoi surprendre ! Je ne sais pas ce que vous en pensez…, on se serait plutôt attendu de la part de la Bible à quelque chose du style : « oublie-toi un peu », « mets ton égo de côté »…, afin de faire un peu de place pour l’autre…
Mais non, avec cette phrase, le texte biblique nous dit : ne t’oublie pas « toi-même » lorsque tu fais un peu de place pour l’autre.
Et même cela va plus loin, puisqu’il ne s’agit pas seulement de donner un peu d’attention à cet autre et à soi-même ! Le verset va jusqu’à utiliser le verbe « aimer ».
En somme, si je comprends bien la phrase, il y a deux sujets : il y a « l’autre », il y a « toi » (« toi-même »), entre les deux sujets, il y a ce verbe « aimer », sans oublier (très important !) ce petit mot « comme » qui dirige avec une même force, avec une même intensité, le verbe « aimer » vers « l’autre » et vers « toi-même ».
Ainsi, le verset appelle à aimer d’un même amour le prochain et soi-même.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais c’est assez étrange cet encouragement à l’amour de soi ! L’être humain n’a-t-il pas déjà trop tendance à s’aimer lui-même ? Est-ce que l’amour de soi ne nuit pas au contraire à l’amour du prochain ? Non, le texte biblique nous dit que les deux vont de paire.
On ne peut aimer « l’autre », si l’on ne s’aime pas « soi-même ». Les deux partenaires de la relation sont à respecter et à aimer avec une égale dignité…A condition évidemment de ne pas confondre « invitation à s’aimer soi-même » et « amour-propre » !
Il ne s’agit pas dans ce verset d’aimer « une image idéalisée de soi-même » ! Il s’agit d’aimer en soi non seulement ses propres qualités, mais aussi ses propres fragilités,… aimer au sens d’accepter, au sens de vivre en paix avec elles…Au sens de pouvoir les recevoir et les regarder en face, en vérité, pour potentiellement, ici ou là s’améliorer, tout en sachant que la perfection ne nous est pas accessible !
« S’aimer soi-même » : accepter sereinement en soi les mêmes fragilités et les mêmes défaillances que l’on trouve chez les autres et qui nous agacent ! S’accepter à côté de notre image idéalisée de nous-mêmes. C’est peut-être, si on y réfléchit, ce qu’il y a de plus difficile dans cette drôle de phrase : « tu aimeras ton prochain comme toi-même » ! Accepter les défaillances des autres, bon, passe encore ! On arrive assez facilement à reconnaître qu’effectivement ils ne sont pas parfaits ! Mais reconnaître ses propres défaillances, c’est un défi beaucoup plus difficile à relever ! Cela explique sans doute pourquoi c’est une thématique qui revient régulièrement dans le Nouveau Testament, et notamment dans les paraboles de Jésus.
On se souvient de ce passage sur la paille et la poutre au chapitre 6 de ce même évangile de Luc, un passage dans lequel Jésus dit : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? » Reconnaître tranquillement ses propres défauts, c’est ce qu’il y a de plus difficile ! Cela demande un amour qui permet de vivre en sérénité avec toutes ces petites choses que l’on a du mal à accepter en soi ! Or, il nous arrive régulièrement de nous décevoir nous-mêmes lorsque, par exemple, dépassés par la fatigue ou par les rancœurs du quotidien, nous n’offrons pas à notre entourage, et en particulier à ceux que nous apprécions, le meilleur visage de nous-mêmes !
Au chapitre 3 de la Genèse, le serpent touche une corde sensible quand il déclare à Adam et Eve que s’ils mangent du fruit défendu, ils deviendront comme des dieux. Nous avons tous, plus ou moins consciemment, le désir pour notre conjoint, pour nos enfants, pour nos amis, pour nos collègues aussi parfois…, d’être un peu comme des dieux, c’est à dire des êtres parfaits, irréprochables, pourvus de qualités qu’ils sauront apprécier, et qui pourront, nous l’espérons, leur apporter quelque chose. Et nous nourrissons en secret une sourde animosité contre nous-mêmes lorsque nous constatons que ça n’est pas toujours le cas.
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » veut donc dire à la fois :
– cet autre que tu croises, tu l’aimeras, malgré ses travers qui te dérangent,
-mais tu n’oublieras pas de t’aimer toi aussi, malgré tes propres imperfections.
Tu seras en capacité de les regarder en face sans les nier, sans quoi « l’amour du prochain » n’a aucune chance de se réaliser !
II. Prochain
Le prochain… le deuxième mot à méditer dans cette phrase.
Jusqu’où s’étend cette notion de « prochain » ? Qui exactement suis-je appelé à aimer comme moi-même ?
Dans le judaïsme du temps de Jésus, on débattait beaucoup autour de cette question. Et les avis divergeaient :
1)Les uns voyaient dans ce « prochain » tous les êtres humains, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, à quelque peuple ou à quelque religion qu’ils appartiennent.
2)D’autres, plus restrictifs, ne considéraient comme leurs prochains que les membres du peuple d’Israël. Ils excluaient donc de cet appel à aimer tous ceux qui étaient d’une religion différente, y compris les Samaritains ! Cette petite histoire dans laquelle c’est un Samaritain qui vient en aide leur est donc spécialement adressée…
3)Mais d’autres étaient encore plus restrictifs puisque pour eux, le prochain se limitait à celui ou celle qui, à l’intérieur même du judaïsme, appartenait à la même tendance religieuse qu’eux. Parce qu’évidemment, comme notre protestantisme d’aujourd’hui, le judaïsme du premier siècle connaissait des tendances théologiques différentes. Et à l’intérieur de ces tendances, certains pensaient qu’ils incarnaient le véritable judaïsme, à l’exclusion des autres. La rugosité de l’amour du prochain est de chaque époque !
Quelqu’un, un spécialiste, vient donc demander à Jésus de prendre position dans ce débat. Il lui demande : « qui est mon prochain? ».
Et Jésus répond, comme à son habitude, avec une petite histoire, avec une parabole dans laquelle il y a de nombreux personnages.
Ces personnages, vous avez remarqué, ils sont tous clairement identifiés, tous appartiennent à une catégorie sociale aisément repérable : il y a les brigands, il y a le prêtre, il y a le lévite, le Samaritain, l’aubergiste…
Un seul fait exception : le blessé étendu sur le bord de la route qui symbolise le prochain. Nous ne savons pas s’il est païen, s’il est juif, s’il est membre d’une tendance théologique particulière ; nous ignorons sa profession, ses occupations…En ne donnant aucune indication sur son identité, Jésus répond très clairement à la question : « qui est mon prochain ? ». Le prochain n’est pas celui qui appartient à telle ou telle catégorie.Le prochain, c’est celui qui survient, celui que l’on croise soudain sur sa route alors que l’on ne s’y attendait pas, celui que l’on peut voir avec ses yeux, toucher avec ses mains, entendre avec ses oreilles…Jésus dit : ce prochain, c’est celui que tu côtoies, celui que tu rencontres. Mais, subtilement il ajoute cette question : suffit-il de se croiser pour se rencontrer vraiment ? Beaucoup ont croisé la route de cet homme blessé ce jour-là, mais un seul l’a réellement rencontré !
III. Tu aimeras
On en arrive, enfin, au mot le plus important et le plus difficile de cette phrase, c’est le verbe « aimer ». « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Est-ce seulement possible d’aimer spontanément et sans distinction celui que l’on croise sur sa route ? Le philosophe protestant Kant écrit que l’amour ne se commande pas ; et en faire un « devoir », ça n’a pas de sens ! On peut essayer de se comporter honnêtement, équitablement envers les autres ; on peut se montrer justes, bienveillants à leur égard ; dans le meilleur des cas on peut essayer de les aider quand ils en ont besoin. Mais l’amour, lui, ne se décide pas !
Il y a des gens pour lesquels malheureusement, sans qu’on puisse expliquer pourquoi, nous ne ressentons pas beaucoup de sympathie. Dans le langage courant on dit qu’on n’a pas d’atomes-crochus ! C’est comme ça ! Nous pouvons nous engager à ne pas leur nuire ; et à nous conduire convenablement avec eux !… Mais nous engager à les aimer par un acte de volonté, ça ressemble quand même pas mal à l’une des illusions, c’est-à-dire à l’une des poutres qui traînent dans notre œil ! Aussi, si l’on fait de cette phrase « tu aimeras ton prochain comme toi-même » un commandement, une loi à observer ; on en fait alors quelque chose d’accablant et de désespérant ! Or l’évangile n’est pas, comme certains le pensent, la mauvaise nouvelle de notre culpabilité ; l’Evangile est une bonne nouvelle !
C’est dans l’étymologie même du mot : évangile, eu-anggelion en grec, ça veut dire bonne nouvelle ! L’Evangile est la bonne nouvelle du partenariat que Dieu tisse avec nous, pour nous donner son amour, un amour indéfectible, un amour sur lequel nous pouvons compter, un amour capable de créer en nous un être nouveau ; un être qui, en capacité de s’aimer et libéré d’une partie de ses chaînes, saura construire un monde lui aussi nouveau qui a du sens. D’ailleurs, je ne sais pas si vous l’avez remarqué : dans la phrase « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » le verbe « tu aimeras », il n’est pas à l’impératif, il est au futur !Ce n’est pas « aime ton prochain comme toi-même », mais « tu aimeras ton prochain comme toi-même »…Ce n’est pas une obligation, c’est un horizon ! Ce n’est pas une loi qui écrase, c’est une promesse qui libère et qui nous montre le chemin. Elle ne nous dit pas : « voilà ce que tu dois faire », en nous imposant des exigences impossibles à tenir ! Elle nous dit : « voilà ce que Dieu va créer en toi et avec toi ».« Voilà ce qu’il a déjà commencé et ce qu’il continuera à faire : il fera de toi, de nous, des créatures nouvelles, capables d’aimer, dans la mesure même où, forts de son amour à lui, nous avons réussi ce pari un peu fou de nous aimer nous-mêmes, guidés et éclairés par la présence et le rêve de Dieu. Amen
Lionel Tambon
Prédication du 24 aout 2025