Un trou noir qui aspire la diversité ? – Le vide central est certainement un thème important de la démocratie. C’est ce que disait Claude Lefort : « en démocratie, le lieu du pouvoir est vide ». Ce geste de refaire cercle autour de la question est le geste de la démocratie, c’est celui de l’idéal de la recherche scientifique, oui, c’est bien une idée fondatrice de l’Europe, qui ne cesse de lui donner et de lui redonner forme. Mais ce vide central peut devenir un vertige destructeur, lorsqu’il n’est plus qu’un trou noir qui aspire la diversité et la pluralité des étoiles, dans le rêve apolitique d’une pure unité, communion ou confusion. Et la pluralité à instituer n’est pas réductible à une poignée d’Etats-Nations constitutifs : c’est la diversité des cultes, des cultures, des formes de langage et de vie. Pierre Bayle, dans son plaidoyer pour la tolérance, propose un plaidoyer pour le pluralisme : c’est parce que les diverses traditions de pensée et formes de vie, les diverses confessions et communautés, se retirent conjointement du centre, qu’un espace commun est ainsi créé. Aucune ne prétend être le pilier central, mais cet espace est soutenu simultanément, comme une voûte, par le cercle ainsi formé, et les forces qui s’entre-empêchent de remplir le vide ! Si ces diverses traditions et propositions disparaissaient, si elles sombraient dans le néant, il n’y aurait plus d’espace commun, plus de vide central. Ma crainte, c’est que l’Europe, je veux dire la, les sociétés européennes, ne soient plus constituées par rien de solide, et que le vide central ne soit plus qu’un néant.
Le choc des incultures
Mon hypothèse est que c’est parce que nous avons systématiquement évidé notre « noyau éthico-mythique » que nous sommes voués au choc des incultures. Si sur le plan politique il est important de reconnaître la pluralité des opinions, car il n’y a pas de point de vue panoptique qui puisse dire la vérité politique, c’est ici le cœur du libéralisme politique et il nous est vital, en revanche la mise au format démocratique de toutes les convictions, de toutes les traditions, de toutes les mémoires, de toutes les utopies, réduites au rang indifférent d’ « opinions », fait le lit des « fake news » et des démagogies. L’opinion la plus forte sera la plus vraie. Comment les jeunesses européennes parviendront-elles à résister à la tentation de se côtoyer de manière lisse sans jamais se frotter ni s’accrocher, et de faire peu à peu le vide des attachements, des manières d’être et des styles. C’est l’expérience menée par le sociologue Laurent Thévenot et ses amis dans des cités universitaires, qui montre que lorsque des étudiants ou des groupes d’étudiants porteurs de mœurs trop différentes cohabitent difficilement, la grammaire des liens qui l’emporte alors, par réduction à des règles minimales, est la grammaire libérale, chacun s’occupant de ses affaires sans se mêler des autres ni les déranger. On ne serait ici pas très loin, ici encore, du « vide », de cet évitement mutuel qui fait notre vertige.
Une identité feuilletée… et la nécessité d’avoir un « soi »
Dans un monde où le plus souvent on a soit des masses plus ou moins fascisantes, à identité homogène et exclusive (avec des pogroms), soit un idéal gestionnaire de sociétés libérales de melting pot (avec d’irréductibles gated cities), l’identité feuilletée des sociétés européennes, leur inextricable enchevêtrement, leur densité de multiplicités, et leurs « civilités », forme un rapport original à la sorte d’identité composée qui s’y exerce et s’y invente. Ce serait la condition pour une société démocratique mais vivante, créatrice, dans la mondialisation. Ricœur, dans un texte ancien, en pleine guerre froide, décrivait une société menacée par « le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique ». Cette menace d’un monde où il n’y aurait « plus que des autres » appelle une riposte, que Ricœur formule ainsi : « pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi ». Ainsi, pour saluer un autre que soi, il faut avoir un soi, avoir assumé sa propre existence. C’est la condition de l’hospitalité. Magnifique question posée à Ricœur par une jeune migrante : « Sur quoi, en France, vous appuyez-vous pour vivre ? J’ai cherché et je n’ai pas trouvé, et je suis retournée à mon appartenance étrangère ». Impossible donc qu’une culture soit vivante, créatrice et hospitalière, si elle n’a pas le désir, la confiance en soi, l’intelligence critique, la force imaginative de « se dépayser dans ses propres origines ». Ricœur justement écrivait, plus tôt encore, en 1946, juste à la sortie de la dernière guerre mondiale : « J’appartiens à ma civilisation comme je suis lié à mon corps. Je suis en-situation-de-civilisation et il ne dépend pas plus de moi d’avoir une autre histoire que d’avoir un autre corps ».
Olivier ABEL
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Olivier ABEL, professeur de philosophie à l’Institut protestant de théologie, a publié récemment plusieurs articles et ouvrages sur l’Europe. Ce texte est un extrait tiré de la revue Évangile et liberté de mai 2019, qui met en évidence une idée nouvelle et fructueuse, celle du vide, là où l’on penserait plutôt à un trop-plein.