Au top 50 des récits bibliques, cette histoire d’eau nous rappelle que Noé et sa famille ont été… les premiers confinés de la Bible ! Influencée par de très anciens récits à caractère mythologique, cette histoire se donne à lire non pas comme un documentaire mais comme une parabole.
Contrairement à ce qu’on retient en général, le problème n’est pas le déluge mais la violence humaine. Le texte démarre d’ailleurs par un constat : il pleut des cordes de violence et de conflit sur la terre (en hébreu, le mot ‘violence’ a le sens de corruption) . La catastrophe est donc déjà là, au départ, et ce déluge de méchanceté plonge le Seigneur dans une immense tristesse, au point qu’il en arrive à regretter d’avoir créé les humains. Voilà qui est troublant pour ceux qui croient en Lui ! Dieu pourrait-il revenir sur sa décision et changer d’avis ?
Pourtant, au-delà du malheur et de l’oppression humaine, Dieu « pose ses yeux » sur Noé. Et ce regard-là va tout changer : à cause d’un seul, il n’est plus possible de généraliser, place à l’exception !
Noé et les siens ne sont pas les seuls passagers embarqués dans l’arche. Toute la famille animale est convoquée : volante, rampante, poilue, ailée, et j’en passe. Bref, les animaux sont bénéficiaires du salut eux aussi (tiens, ce constat pourrait nous poser question..). Voyez la description du cortège appelé à embarquer : à bien y regarder, les couples d’animaux de chaque espère prendront bien plus de place dans l’arche que Noé et sa famille !
Combien de temps le confinement dans l’arche a t-il duré ? se demanderont les esprits les plus curieux, présents parmi vous.
La Bible n’est pas très claire à ce sujet, plutôt confuse : 40 jours ? 150 ? Entre le nombre de mois et de jours, répétés ou contredits, on a du mal à suivre ! Mais au-delà des chiffres, la question qui nous brûle les lèvres est la suivante : comment ça s’est-il passé dans l’arche pendant le confinement provoqué par le déluge : bien ? tendu ? compliqué ? insupportable ? Réponse : aucune idée, la Bible ne nous dit rien. Pas de fait divers à se mettre sous la dent. Cela dit, elle fait beaucoup mieux : l’histoire de Noé a inspiré d’innombrables artistes à travers les siècles. Parmi eux, une scène sans doute unique dans l’art occidental : le tableau de Marc Chagall.
Plutôt que de représenter la construction de l’arche ou son voyage façon radeau de la Méduse, Chagall a choisi de nous montrer le confinement, à partir de l’intérieur de l’arche, dans une vision inclusive. Ainsi, derrière Noé se tient l’humanité, nombreuse, serrée, entrelacée, comme pour dire : « nous sommes tous dans le même bateau, ramant dans la même galère, confrontés à l’absurde et au chaos qui submergent le monde »…
On remarquera aussi que le centre du tableau n’est pas Noé mais la fenêtre, celle qu’il a aménagé dans l’arche pendant le confinement. Cette fenêtre est comme une parabole de la foi : elle laisse jaillir une trouée de lumière alors que dans le reste de l’arche, tout est bleu, sombre et serré.
Noé, quant à lui, apparait comme le trait d’union entre le dedans et le dehors : de sa main droite, il pousse délicatement la colombe posée sur le rebord de la fenêtre, et de sa main gauche, il caresse la tête d’un bovin au centre de l’arche. Question de main-tien, de confiance, de force tranquille : il ne s’agit pas de s’installer dans l’arche qui, aussi protectrice soit-elle, se présente comme un passage, une traversée, un séjour provisoire. L’humanité n’est pas faite pour rester confinée éternellement. A ce propos, en hébreu le mot arche ne signifie pas bateau mais ‘caisse », ‘boîte’. Clin d’oeil au lecteur ? Assurément, nous ne sommes pas destinés à vivre dans une boîte !
Noé est aussi un exemple de foi et de patience. Avant d’accueillir le rameau d’olivier, trois voyages de la colombe seront nécessaires, comme pour dire que tout ne réussit pas du premier coup. N’est-ce pas à l’image de nos vies ? Il est parfois trop tôt; il faut apprendre l’attente, mais aussi oser ouvrir la fenêtre pour laisser entrer la lumière, pour que l’espérance se fraye un passage.
Noé est confiant et taiseux. Du chapitre 6 à 9 du livre de la Genèse, il ne prend pas la parole. Persévérance et humilité l’accompagnent. La tradition rabbinique raconte que certains l’ont traité de fou. Parce que sans dire mot, sans contester ni rechigner, Noé a construit une arche au beau milieu de la terre ferme, sans savoir tout de suite pourquoi. Certains se seraient donc moqués de lui : complètement « maboul », le pauv’ Noé.
Ils ne croyaient pas si bien dire, car ‘déluge’ en hébreu (comme en arabe) se dit « maboul » . Ce mot désigne un mélange indu, un rapprochement entre des éléments qui ne vont pas bien ensemble. Le grand mabboul dans la Genèse est ce mélange des eaux d’en haut avec les eaux d’en bas, des eaux qui n’auraient jamais dû se rencontrer, des croisements qui n’auraient jamais dû se faire, sous peine de court-circuit liquide, infiniment destructeur.
La sortie du confinement se concrétise par une alliance étonnante parce qu’à l’initiative de Dieu seul : un « oui » inconditionnel et sans contrepartie. Le verset le plus émouvant du récit et le plus court : « Et Dieu se souvint de Noé» (Genèse 8, 1).
La mémoire de Dieu se déploie dans un déluge de miséricorde : » je ne détruirai plus tout ce qui est vivant, ». Fin de la dévastation et sortie de la colère. C’est le moment où tout bascule : Dieu se repent de s’être repenti, et s’impose à lui-même une limite. Dieu lui-même renonce à son infaillibilité.
Quoi de neuf depuis ce jour- là ? Le Déluge n’a pas changé les humains, mais il a changé Dieu. A quand notre tour ?
Amen
Titia Es-Sbanti