Drap de nos certitudes, drap de nos espérances…
« Alors tous les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent. Un jeune homme vêtu d’un simple drap de lin suivait Jésus. On le saisit. Mais lâchant le drap, il s’enfuit nu. » (Marc 14, 50-52.)
Le récit de l’arrestation de Jésus se termine par la fuite générale des disciples. Pour eux, soudain, tout vacille : celui en lequel ils plaçaient toute leur espérance va être jugé et mis à mort. Avec lui, c’est une certaine compréhension du Messie qui s’éteint. Eux souhaitaient un Messie glorieux, tout-puissant, capable d’imposer à tous une théocratie. Mais Jésus ne descendra pas de sa croix, pas vivant du moins. Avec lui meurt une certaine image de Dieu, du salut, des rêves d’avenir, un modèle de société…
Chaque année à Pâques, entourés des préparatifs de la fête et de la douce odeur du chocolat, nous faisons un effort pour imaginer quelle déstabilisation a dû être pour les disciples la mort de Jésus. Cette année, dans la traversée de la nuit du confinement et du passage du covid19 sur tous les pays y compris le nôtre, en danger sanitaire et dans la désorganisation générale de tout ce que nous connaissons, depuis nos relations les plus ordinaires jusqu’à l’économie de notre nation et du monde, nous pouvons plus aisément nous laisser rejoindre par cette impression que, soudain, le sol se dérobe ! Pour les disciples du 1er siècle comme pour nous, le choc est si grand qu’il nous dévêt du manteau de nos certitudes, qu’il nous laisse comme nus, avec l’impératif catégorique de reconstruire l’avenir autrement, sur d’autres bases, d’autres convictions, d’autres relations, d’autres images de Dieu et du monde… Le dernier disciple laisse tomber le drap de ses certitudes et de ses espérances. Il dévoile notre commune nudité, symbole de notre fragilité, de notre sentiment de perte d’utilité, d’identité, et de notre incapacité à relancer la vie dans de nouveaux projets.
La traversée de la nuit de Pâques confronte les disciples du 1er comme du 21e siècle à plusieurs choses. Elle les confronte d’abord à la rudesse de l’altérité. Le choc du réel nous montre que nous ne maîtrisons pas tout, loin de là. La fierté de nos sociétés occidentales dût-elle en souffrir, le plus petit être vivant est en capacité de terrifier et de paralyser les pays les plus avancés. Tout le monde est touché, même ceux qui se croyaient inatteignables ! Un de ces virus qu’habituellement nous observons de très loin derrière l’écran de notre télévision nous confronte à l’imprévu, à l’incontrôlé, il nous oblige à lever le pied, à changer brusquement et sans demi-mesure notre rapport au monde et à ceux que nous aimons, pour nous en préserver autant que pour les préserver eux-mêmes !
La traversée de la nuit nous plonge dans l’angoisse devant la disparition potentielle de ceux que nous aimons. Avec le Covid19 la mort n’est plus une idée lointaine, elle est un possible qui nous travaille de l’intérieur, comme elle s’est imposée avec la même brutalité aux disciples de Jésus. Cette prise de conscience modifie soudain notre rapport au temps et aux autres, mettant de l’urgence là où nous pensions disposer sinon d’une éternité, du moins de quelque chose qui s’en approche.
Cette traversée de la nuit nous confronte à notre sentiment d’impuissance et d’inutilité. Que faire quand l’ennemi est invisible et impalpable ? Les premiers jours de confinement nous ont laissés comme sidérés, obnubilés par ce qui nous arrive et par les mauvaises nouvelles qu’égrainent les chaînes « d’information » en continu, incapables de nous projeter d’une manière ou d’une autre. La vie elle-même semble engluée, descendue aux enfers le temps du confinement. Qui la ressuscitera ? Comment vivre lorsque l’on se sent tout à coup nu, dépouillé de tout, de toute certitude, de toute capacité, de tout rêve d’avenir ?
Cette traversée de la nuit change également le rapport à l’autre. L’autre pour le disciple du 1er siècle, est potentiellement celui qui ira le dénoncer pour lui faire partager le sort de son maître. Mieux vaut s’en cacher ! L’autre en période de confinement est également porteur d’un danger dont il faut se méfier. Une crainte qui se lit dans le regard des personnes que l’on croise dans la rue en allant faire « nos achats de première nécessité ». Cette dure réalité de la traversée de la nuit du confinement, en cette fête de Pâques 2020, nous fait également prendre conscience de notre extrême dépendance les uns des autres. Une dépendance qui tout à coup n’est plus forcément connotée négativement. Heureusement d’autres sont là pour assurer à notre pays le minimum vital qui lui permet de survivre : soignants, agriculteurs, boulangers, épiciers, agents publics, bénévoles…
Si bien que la pandémie que nous connaissons nous amène à nous questionner en profondeur. Elle met notamment au cœur de nos existences cette question : qu’est-ce qui est au fond vital ? Pour nous qui faisons l’expérience d’être confinés, est-ce que le minimum vital se réduit aux seuls besoins vitaux ? La santé suffit-elle à définir le vital ? La vie ne déborde t-elle pas toujours des aspects purement matériels ? La vie n’est-elle pas en excès, n’est-elle pas relationnelle et spirituelle, autant que biologique ? Quel est le minimum vital ? Le minimum vital est-il seulement ce qui est suffisant pour vivre ou ce minimum vital-là n’est-il que survie ? Outre les nourritures organiques, l’humain a besoin de nourritures relationnelles, affectives, sociales. Tout cela sera à reprendre et à approfondir lorsqu’enfin nous sortirons de la crise : quel modèle de société souhaite t-on reconstruire lorsque le rouleau compresseur du virus sera passé ? Comment ne pas reconstruire à l’identique, repartant dans les mêmes travers, mais décapés et transformés par l’expérience vécue ?
En somme, pour le disciple du 1er comme du 21e siècle, la traversée de la nuit est une traversée de la peur vers un croire autrement. Le jeune homme nu est la figure du disciple qui se pense abandonné parce qu’il sent son monde s’écrouler. Il laisse la peur l’envahir, et avec son drap il lâche tous ses fondamentaux, tout ce sur quoi il basait jusque là sa confiance. Il abandonne sa relation à Jésus et se retrouve seul face à lui-même. Il est comme dans une caricature du « huis clos » de Sartre. Pour ceux qui vivent à plusieurs, l’enfer c’est les autres. Pour le disciple qui se retrouve seul parce qu’il se coupe des autres et de Dieu, l’enfer c’est lui-même. La peur le cerne, s’accroche à lui. Peut-être même est-ce la peur elle-même ce « on » personnifié, qui lui arrache son drap c’est-à-dire ce qui faisait sa sécurité, sa dignité, et son identité.
Mais cette traversée de la peur peut aussi être vécue comme une étape nécessaire de déconstruction en vue d’une reconstruction autrement. Demain sera forcément neuf ! Peut-être la peur elle-même est-elle à accueillir et à regarder en face avant de pouvoir la remplacer par l’espérance. Aucun mot ne vient tout d’abord dans la bouche du jeune homme afin de s’opposer à ceux qui viennent arrêter son Seigneur et ami. Les mots viendront après les maux. Pour l’heure la seule réponse possible est la fuite. De manière analogue, nous voyons comment une sorte de sidération, de paralysie a d’abord envahi notre cœur les premiers jours qui ont suivi l’annonce du confinement. Que dire quand tout s’arrête, quand seul le « rien » est possible ? Que penser devant l’impensable ? Que faire lorsqu’on nous dit que seuls notre inaction et notre confinement permettent de sauver des vies ? Et comment garder une dynamique de vie lorsque la mort semble l’emporter ?
Le jeune homme accepte donc de commencer par se laisser dépouiller de tout dans cette traversée de la nuit. Il accepte d’être laissé nu devant la mort de son maître, comme une étape incontournable. Pour autant la suite de l’évangile de Marc nous montre que la peur n’a pas le dernier mot. Nous retrouvons au début du chapitre 16 de ce même évangile de Marc un jeune homme, peut-être (ce sera mon hypothèse de lecture) le même jeune homme, mais assis cette fois dans le tombeau où les femmes se rendaient afin d’embaumer le corps de Jésus. Devant ces femmes sans espérance, ce jeune homme revêtu de blanc retrouve l’usage de la parole. Il leur dit, et nous dit à la fois : « Soyez sans crainte. Vous cherchez Jésus de Nazareth qui a été crucifié. Il est ressuscité, il n’est plus ici ! Voici le lieu où on l’avait déposé. Allez maintenant dire ceci à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée. C’est là que vous le verrez comme il vous l’a dit ! ».
Par l’intermédiaire de ce jeune homme, l’Evangile nous montre que la traversée de la peur, peut aboutir à une restauration de la confiance et de la relation. Parfois, après la traversée de l’angoisse et de la fuite, la vie nouvelle se met à rejaillir. C’est ce que vivent les femmes venues pour embaumer le corps de Jésus. Le message est clair : le corps n’est plus là. La vie a été plus forte, la mort n’a pu le garder ! C’est ce que vit le jeune homme : d’abord anéanti de douleur et rendu muet, il témoigne à présent que le Ressuscité est sur nos chemins où il nous précède et nous attend pour recommencer l’Evangile avec nous. Il ne s’agit pas de retourner à la case départ et de tout refaire à l’identique. Il s’agit de reconstruire une vie et une société nouvelles, avec cette fois la conviction que Celui que les liens de la mort n’ont pu enserrer fait route avec nous, et nous avec lui ! Il nous rend acteurs de son histoire et de la nôtre, nous invitant à poser sur ce qui nous entoure un regard neuf. Car désormais, c’est aux confins de notre existence la plus quotidienne, que chacun de nous est invité à se laisser rencontrer par le Ressuscité !
Lionel Tambon, 2 avril 2020