A peine le premier couple expulsé du jardin d’Eden, voilà leur progéniture est conduite au fratricide au chapitre 4 de la Genèse. Ça vous refroidit tout de suite : si vous pensiez découvrir de belles histoires en ouvrant les premières pages de la bible, c’est raté ! Caïn était cultivateur et Abel berger : deux fonctions essentielles, complémentaire. Ils auraient pu garder les moutons ensemble, ramasser les olives à quatre mains, savourer les fromages de brebis en famille. Mais une histoire d’offrande humilie le premier et le précipite dans la jalousie et le meurtre. Après le coup fatal porté à son frère, Caïn s’enfonce dans le mensonge et lorsque Dieu lui demande où est Abel, il répond, brut de décoffrage : «je n’en sais rien, suis- je le gardien de mon frère ? »
La justice humaine, par essence répressive, aurait certainement mis fin à l’humanité : les amis d’Abel voudraient le venger et tueraient Caïn, puis les amis de Caïn feraient pareil jusqu’à ce que cette vendetta ait éliminé tout le monde. Alors, pour endiguer la spirale de la vengeance, le Seigneur posera un signe sur le front de Caïn. Fiché »S ». La cause de ce meurtre a fait couler beaucoup d’encre (et de sang) à travers les siècles. Ce que je pointerai dans ce récit, c’est le «loupé », le rendez-vous manqué comme il y en a tant dans nos vies, et qui sont à l’origine de tant de maux.
En effet, estimant que Dieu déconsidère son offrande en appréciant celle de son frère, Caïn se met en colère et se durcit. Il aurait pu aller parler à Abel, lui dire ce qu’il ressent. Abel aussi, voyant l’état de son frère, mais la parole n’a pas circulé pas entre eux. La suite du récit ? Caïn est sur le point de dire quelque chose mais le texte est comme coupé, interrompu, ce qui est signifié par trois points de suspension. Puis, les deux frères se dirigent vers les champs, Caïn se jette sur Abel et le tue. Certaines traductions ont supprimé les points de suspension et fait dire à Caïn : «allons aux champs » comme s’il invitait son frère à aller boire un coup !
Jalousie, colère, frustration, pulsion meurtrière : que de maux, faute de mots ! En effet, incapable de parler, Caïn peut seulement cogner. Ce vieux récit n’a pas pris une seule ride. Notre violence personnelle n’est jamais loin, elle se tient «tapie à la porte» dit le Seigneur à Caïn, «et c’est à toi de la dominer ». Les points se transforment si facilement en poings…
Quant à nous, nos vies sont pleines de rendez-vous manqués, de paroles non dites, de paroles tues, ou retenues. L’histoire de Caïn et Abel rejoint notre actualité, au Proche orient comme en Ukraine et partout ailleurs , jusque dans nos cités, nos familles, nos écoles, nos communautés. Nous vivons dans une société où nous n’avons jamais autant communiqué et si peu parlé. Inondés de twits, de likes, de slogans, d’injonctions, de vociférations ,et de verbiages, nous manquons de paroles bonnes (béné-dictions) qui édifient et construisent. Qu’est-ce qu’une parole bonne ? C’est une parole qui écoute l’autre avant de parler, une parole qui accueille le visage de l’autre, qui fait place à l’autre, y compris à son désaccord.
Suis -je le gardien de mon frère ? s’écrira Caïn après le meurtre d’Abel. Face à la tentation de l’irresponsabilité, nous sommes convoqués, là où nous sommes, à des rendez -vous de fraternité où l’on cherche non pas à dévisager l’autre mais à l’en-visager. La fraternité est par essence fragile, toujours à bâtir, toujours en devenir, jamais acquise, mais terre promise.
La Bonne Nouvelle c’est qu’à tous, Dieu donne rendez- vous pour fraterniser et saisir les occasions qui se présentent à nous afin de partager la parole comme on coupe du pain. Pour cela, Il nous fait signe, par le Christ, lui-même venu dans un monde de violence, et s’engageant jusqu’à la croix, pour la prendre sur lui et la porter avec nous, proposant une autre voie, celle de la parole échangée entre humains.
Il nous reste à apprendre à devenir fraternels. Ça prend du temps, sans doute toute une vie. Martin Luther King, avant d’être assassiné, s’adressa aux Eglises et aux citoyens de son pays en ces mots : nous n’avons plus le choix. Si nous n’apprenons pas à vivre ensemble comme des frères, nous mourrons ensemble comme des imbéciles ».
Titia Es-Sbanti
Editorial du Contact, Janvier -Mars 2024