Les brancardiers de Dieu

Le culot de la foi, c’est de percer le béton de nos esprits fermés  (prédication sur l’Evangile de Marc chap 2, v.1-12)

A Capharnaüm, une intrusion fracassante dans une maison bouleverse la tranquillité de cette petite ville de Galilée. Ça se passe en plein jour, avec plein de monde : vraiment, il y en a qui n’ont pas froid aux yeux ! Oui, “Capharnaüm” porte bien son nom: ce qui s’y est passé n’est pas convenable et fait désordre dans la cité. Entrons un peu plus dans l’histoire.
A l’intérieur d’une maison pleine comme un oeuf, un homme du nom de Jésus est en train de parler et visiblement il attire énormément de monde. Qu’a t-il donc fait pour cela, peut-on se demander : des tours de magie, de passe-passe,  un spectacle ? Non. Ce que fait Jésus, c’est qu’il « parle la parole » nous rapporte l’évangéliste Marc ! De quoi s’agit-il ?
Ce qu’il dit, on ne le sait pas, mais il fait salle comble. Pas une seule place, même l’entrée de la maison est inaccessible. Les gens forment une masse compacte – comme un mur.. Jésus lui -même, s’il voulait sortir, ne le pourrait pas. La frontière avec le dehors est étanche, hermétique. Jésus est – malgré lui- comme dans une boite, tellement tout est fermé. Dans le texte grec, la foule rassemblée autour de lui est appellée “ecclesia”, qui a donné le mot “Eglise”. N’y aurait-il pas là une touche ironique de la part de l’évangéliste Marc, une mise en garde de l’Eglise primitive contre la tentation de garder Jésus bien au chaud, rien que pour elle ? Une ecclesia qui, à force de repli, finirait par sentir le renfermé …
Ce qui est sûr, c’est que les quatre hommes portant l’infirme sur un brancard ne peuvent pas entrer. Soit parce qu’on ne les voit pas, soit qu’on ne veut pas les voir, soit parce qu’on ne veut pas les laisser passer. Mais ces hommes qui portent la souffrance de leur ami ne baissent pas les bras devant ces murs de briques et de dos. Au contraire, ils vont retrousser leurs manches. La seule chose qui compte pour eux c’est d’amener l’infirme jusqu’à Jésus. Ils ne s’encombrent pas de formules de politesse, d’un «auriez-vous l’amabilité de nous laissez passer s’il vous plaît?». D’autre part,  il n’y a pas d’accès prioritaire pour les handicapés en ce temps-là, alors…débrouillez-vous !
Devant l’impossibilité de se frayer un passage jusqu’à la pièce où se trouve Jésus, les quatre “porteurs” ne se laissent pas…démonter : ils hissent leur ami sur la terrasse de la maison, démontent le toit et font descendre le brancard avec l’homme paralysé au-dessus de l’endroit où se trouve Jésus.
Cette entrée par effraction intervient comme un courant d’air salutaire dans un espace trop fermé d’une foule compacte et statique. Confinée dans la maison où Jésus se tient, cette foule-ecclesia immobile va être déplacée, bousculée par l‘audace de quatre hommes qui, par obstination, par amour du prochain, forcent le passage pour amener leur ami jusqu’à Jésus.
Imaginez un peu l’ambiance dans la pièce principale : les gens sont là, en train d’écouter Jésus, sans doute attentifs, et voilà que des gravats et de la poussière leur tombent sur la tête, dans le cou, dans les yeux : imaginez le bruit qui a pu régner dans cette maison à ce moment-là !

Laissez passer
Ces quatre hommes portent celui qui ne peut plus rien, celui que la maladie a crucifié dans son corps, cloué par terre et exclu de la société des bien-portants. Ils portent un malade sans dire un mot. Il n’y a peut-être rien à dire. Face à la grande souffrance, on agit, on réagit- un point c’est tout. Qui sont–ils, ces quatre porteurs : des voisins ? des frères ? des disciples ? des amis du malade ? des gens de la foule ? des hommes forts ? le Samu de l’Evangile ? On n’en sait rien. Le texte dit seulement qu’est amené jusque devant la maison un paralysé “porté par quatre hommes”. Ces porteurs passent d’ailleurs bien vite à la trappe – c’est le cas de le dire- ils se fondent dans la foule comme le sucre dans l’eau. Parce qu’ils ne cherchent pas à se faire valoir. A l’image des « serviteurs inutiles » de l’Evangile, ils ne font que leur devoir, ils ne cherchent ni reconnaissance, ni pouvoir. D’ailleurs, tous les projecteurs sont braqués sur le paralysé et sur Jésus. Et voilà nos quatre hommes déjà oubliés, disparus dans les coulisses du quotidien ! Anonymes, tel est leur nom. Ils ne passent pourtant pas inaperçus aux yeux de Jésus.
Jésus voit leur foi … dit l’évangéliste. Tiens, ce n’est pas courant d’entendre que la foi se voit ! On dit tellement souvent que l’essentiel est invisible pour les yeux..
Oui mais la “foi” que voit Jésus c’est quoi ? La foi de ces quatre–là, de ces brancardiers de Dieu, c’est d’ouvrir le toit, c’est de forcer le passage lorsque celui-ci se présente à nous comme une impasse. C’est faire une brèche, c’est refuser de se soumettre à la fatalité du malheur. C’est refuser de dire “c’est comme ça, on n’y peut rien”. Grâce à ce trou, à ce toit défoncé, un grabataire a été remis debout, un mort vivant est ressuscité. Il aura fallu défaire, démonter déplacer, percer, pour provoquer une rencontre décisive, pour que la Vie puisse se frayer un passage… D’une certaine façon, il a fallu être des casseurs avant de devenir des passeurs de frontières, des passeurs d’Evangile.

Une prière qui déplace
Cette irruption brutale, cette foi audacieuse, brute de décoffrage, cette manière peu élégante de s’adresser à Jésus, est une prière en actes. Nous sommes loin des formules pieuses et polies, loin des prières où l’on s’applique à trouver les mots justes. Loin des prières dites avec solennité et recueillement, loin des chants grégoriens… Ces quatre hommes prient avec leurs bras et leurs jambes. La prière évangélique, au sens premier du mot, a quelque chose de physique : elle déplace, bouscule, renverse, agit – elle n’est pas une succession de vœux pieux. Voyez la liste de tout ce que nous attendons de Dieu dans nos prières d’intercession: qu’Il mette fin à toutes les guerres que nous avons déclenchées, qu’Il établisse la paix que tout le monde réclame et que personne ne prépare; qu’Il réconcilie les frères ennemis qui ne veulent surtout pas que ça change… et ainsi de suite ! Oui, reconnaissons-le : nos prières sont le plus souvent des demandes d’intervention de puissance de Dieu au nom de notre impuissance humaine. Or, l’histoire de cet homme paralysé met en scène une prière «active» et participative, une foi qui casse une certaine image de Dieu parfois réduit à devoir exécuter nos ordres poliment formulés.

Le culot de la foi
Et nous ? A l’instar des quatre porteurs, nous sommes invités à croire avec obstination, à oser lorsque l’horizon semble bouché, à forcer l’entrée au lieu de nous plaindre : «il n’y a pas assez de place», «on n’a pas assez d’argent», «il n’y a pas assez de bénévoles» , «on n’y arrivera jamais», «vous ne vous rendez pas compte ! »
Qu’est-ce que la foi ? C’est avoir du culot, c’est provoquer Jésus à l’impossible. Et Jésus va relever le défi : il va crever un toit, bien plus épais encore que celui de la maison. Il va faire irruption à l’intérieur de cet homme perclus, muré dans son infirmité et dans l’exclusion, et lui dire une parole inouïe : « tes péchés te sont pardonnés », ce qui signifie : tu es délivré de ce qui t’enchaînait et t’empêchait de vivre depuis si longtemps.
Le propre de l’Evangile est de faire une ouverture dans l’opacité de nos vies. C’est de crever le béton de nos esprits fermés, de nos peurs, de nos préjugés qui excluent au lieu d’accueillir, c’est de fracturer nos certitudes religieuses bétonnées – les chrétiens qui ont trop de certitudes manquent peut-être de foi –
Alors, si cette histoire fait sens pour nous, ce n’est pas pour être admirée mais c’est pour qu’elle nous interroge : quels sont les toits à percer dans nos vies, dans nos Eglises ? De quel béton sont-ils parfois recouverts ? Est-il facile d’entrer ? Y-a-t-il de la place pour les plus fragiles ?
Et notre foi, comment se manifeste t-elle : est-ce qu’elle se voit ? a t-elle un visage, des mains, des bras ? Dans notre histoire, certains n’ont apparemment ni l’un ni l’autre : le petit groupe de scribes – maîtres de la loi –regarde la scène à distance, assis, d’un oeil très critique. Ils pensent « en eux-mêmes », ou plus exactement : ils «ruminent » dit le texte grec. Contraste saisissant avec les brancardiers qui agissent et ne parlent pas …A la fin du récit, le paralysé sera remis debout. Les scribes, eux, n’auront pas bougé. Ils resteront assis sur le banc de leurs principes. Au fond, ce sont eux les vrais paralysés, les “immobiles de l‘histoire : ils ne savent que ruminer et ressasser, paralysés dans leurs têtes et dans leurs idées. Incapables de se réjouir pour la guérison du malade, ces rabats-joie révèlent leur propre infirmité.

Croire pour les autres
Enfin, ce qui est émouvant, c’est de découvrir ce que la foi de quelques-uns est capable de faire pour un seul qui n’en peut plus. Le paralysé dépend de la foi de ces quatre gaillards qui le portent. N’est-ce pas la vocation du chrétien que nous sommes appelés à devenir chaque jour ? Croire pour celui qui ne croit pas, ne croit plus ou ne peut plus.
L’Evangile est agissant non pas de manière quantitative, mais à travers la foi de quelques-uns. Finalement, ce qui compte, ce n’est pas que tout le monde soit chrétien, c’est qu’il y en ait déjà quelques-uns qui croient pour les autres, pour ceux qui n’en peuvent plus, ne parlent plus, ne résistent plus. Alors, chaque fois que nous vacillons, que nous perdons espérance, sachons profondément que nous sommes, nous aussi, portés par d’autres. C’est cela, la fraternité évangélique.
Au fait, n’avons-nous pas, à travers ces brancardiers de Dieu, une parabole de l’Eglise ? En effet, la vocation de l’Eglise, c’est de se porter les uns les autres -et non de se supporter – Nos Eglises devraient être des lieux et des moments où, à tour de rôle, nous nous encourageons les uns les autres. Ou encore : l’Eglise, c’est la communion des vulnérables, où chacun est appelé, à tour de rôle, à servir et à être servi. Tantôt porteurs, tantôt portés. Tantôt accueillants, tantôt accueillis. C’est en cela que l’Eglise est non seulement une communauté de prière et louange, mais aussi de service. Rappelez-vous : les brancardiers de Capharnaüm sont venus de l’extérieur. Ils ont porté le malade jusqu’à Jésus, ils l’ont fait descendre par le toit mais eux sont restés dehors. Cela doit nous faire réfléchir. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui sont dehors, « à la porte » de nos communautés, et qui hésitent à franchir le pas. Et qui tous espèrent une parole de vie qui relève et ressuscite.
“Lève-toi”…Nous voilà tous appelés à la vie, à donner comme nous avons reçu, à ouvrir un passage comme il a été un jour ouvert pour nous, à croire pour celui qui n’espère plus, à espérer pour celui qui ne croit plus. Oui, écoutons-le au plus profond de nous  Celui qui nous dit : va, vis, deviens et …aime par-dessus tout.
Amen

Titia ES-SBANTI
Culte du 26/05/19 , organisé avec l’APA, Association Protestante d’Assistance.